ADRIEN GOETZ
Une petite légende dorée

Pour Elisabeth et Cyrille

Des villes, et encore des villes ;
J’ai des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d’amours :
À quoi bon en parler ? Il m’arrive parfois,
La nuit, de rêver que je suis là, ou bien là,
Et au matin je m’éveille avec un désir de voyage.
Valéry Larbaud, Poésies d’Archibald O. Barnabooth

Une minute plus tard, sous ce clair de lune romain qui fait passer le frisson de la peinture sur les arbres, un étrange spectacle se présentait à la vue.

Roger Nimier, D’Artagnan amoureux

CHAPITRE 1
L’OBSERVANCE

Dans la légende, toujours, quand il était embrasé du feu de l’Esprit, c’était en français, langue qu’il avait reçue de Dieu comme un don miraculeux, qu’il exprimait ses émotions brûlantes.

Jacques de Voragine, La Légende dorée, Saint François

Pour la première fois, Carlo ne se sent pas étranger. Jamais venu en Italie, il ne ressent pas non plus ce vague sentiment de bonheur, cet éblouissement naïf, qui fait dire à tant de touristes tombés du nid qu’ils ont trouvé la patrie de leur cœur. Il en ricane en gravissant la côte. Lui se dit Italien faute de mieux. Il ne connaît rien de l’Italie. Seulement, nulle part ailleurs, autour du monde, il ne se sent chez lui. Ici, son prénom ne fera pas exotique. Quand il parlera la langue, et qu’il se présentera : « Carlo », tendant la main, on ne fera pas attention. On ne le remarquera pas.

Idéal, pour un espion. Non que quelqu’un ait jamais pu se rendre compte de ses activités secrètes, ni Marge, ni sa mère, ni ses frères. Lui-même en doute quelquefois. Ici, de plus en plus. Ni affabulateur ni espion de cinéma, il travaille avec zèle pour la C.I.A. et en tire quelque profit matériel. En plus de son métier. Sous la torture, on aurait bien pu lui faire cracher cinq ou six noms. Dans cette campagne toscane, il ne détonne pas — ce qui l’étonne. Lèvres closes, sans émettre un son, à l’intérieur de son cerveau, il fredonne l’air Caro nome du Rigoletto de Verdi dans l’interprétation d’Amelita Gallicurci en 1917 et crachote comme un vieux rouleau de cire. Ses accès d’italianisme sont rares. Ses succès vocaux encore à venir. Il regrette un peu d’en être le seul témoin. D’ordinaire, il imagine autour de lui des cercles de gens à le regarder. Avec modestie, il accepte sans discuter cette vision d’un monde concentrique autour de sa personne : si l’univers est infini, n’est-il pas naturel que chacun des points qui le composent s’imagine en être le centre ? Carlo joue au philosophe, quand il se croit seul. À Sienne, il se trouve transparent. Comme s’il avait tourné vers la paume l’anneau qu’il porte à son doigt — où il n’a peut-être pas pris la peine de dissimuler l’appareil photographique en miniature, invisible attribut de son invisible profession. Rien à espionner. Il regarde le paysage, l’Italie inconnue, prend goût à la marche à pied.

Dernière étape de son circuit secret. La banlieue qu’il traverse, sur une colline en face de Sienne, aurait pu être jolie. Aux fenêtres battent les drapeaux de toutes les contrade, les paroisses. À l’aide du guide, Carlo parvient à les identifier : la girafe conduite par un Maure, l’éléphant rouge portant une tour attachée à son dos, l’aigle bicéphale diadémée deux fois, le dauphin, la tortue ou l’oie. Couleurs fraîches, sur les crépis crème. Carlo fixe une des bannières, d’un jaune d’œuf éclatant rehaussé d’une pointe de rouge pur, une tache de sang fraîche sur un fond d’or. Au loin, les champs, les épis, les cyprès : rien ne le surprend de ce paysage si longtemps attendu. Il respire un air qui rappelle certaines routes du Tennessee, entre Nashville et Knoxville, une campagne où il s’était dit : « Le parfum de la Toscane doit ressembler à celui-ci. » Il avait peint quelques aquarelles, aux Etats-Unis, qui donnaient à ce coin d’Italie l’air d’un pays de connaissance. Hors les murs, chacune des familles venues s’exiler dans cette périphérie continue à encourager, pour le sport, son quartier d’origine, le fragment de la vieille ville qui constitue sa patrie. Le Palio, Carlo s’en moque. Cette banlieue d’expatriés, de la première ou de la seconde génération, avec leurs étendards, c’est l’Amérique de Sienne.

C’est ici qu’il aurait pu grandir si, à la mort de ses parents, son oncle Roberto avait été au bout de la procédure d’adoption. Au lieu de cela, Carlo, à six ans, avait changé de continent. Une déchirure bien cicatrisée, dont il n’avait aucun souvenir, une blessure qui, même ici, depuis la veille, ne se rouvrirait pas. Il imagine à quoi peut ressembler cette journée pour ceux qui vivent derrière les fenêtres de ce nouveau monde édifié face à l’ancien. Les conversations de la famille enfermée autour de la table d’olivier luisante, l’aïeul au bout, devant le poste, les voisins, alliés ou ennemis, invités pour suivre la course. On a préparé du jambon et des saucissons. Là-bas, de l’autre côté, en ville, les Anglais et les gens de Turin à qui l’on a vendu la vieille maison doivent se préparer à prendre place, chapeaux de paille en tête. Beaucoup d’Américains aussi — ils ne connaissent rien aux chevaux, mais apprécient la fête. Ici, à la télévision, on verra mieux qu’eux — et pour les paris, c’est pareil.

Carlo se trouve très fort : avec quelle perspicacité il a analysé la vie de ce quartier, rien qu’à partir de ce qu’il a lu dans le guide — don de seconde vue digne d’un romancier. Il se dit : si les Siennois tiennent tant au Palio, si les touristes n’y comprennent rien, ce doit être une histoire d’argent — et ces bannières dans le ciel. Carlo aime l’équitation, depuis ses années de Yale : le sport qu’il avait choisi à l’université. À bien voir, il n’apprécie pas les couleurs de ces étendards ; on se rend compte au soleil que c’est du nylon. Leurs ombres balayent la route, projetant des reflets de fond d’aquarium. Les Siennois doivent aimer le denaro. Ils se sont pourtant fait flouer, puisqu’ils vivent ici, du mauvais côté, et que leurs paris sur le cheval vainqueur, c’est le but médiocre de toute l’année. S’il parlait à voix haute, ils le massacreraient sur place, immolé en ce jour de fête. Ainsi, serait-il, jusqu’au dernier instant, des leurs. Carlo veut s’occuper l’esprit pour ne pas se troubler au moment décisif, pour ne sentir ni impatience ni nervosité, pour ne pas avoir peur. Pour continuer à entendre les musiques de son choix, à volonté, dans son auditorium intérieur, la chambre secrète, le tabernacle, le naos de sa boîte crânienne.

Ce quartier, c’est le mauvais profil de Sienne, les habitants sans la ville, entassés en face d’elle à la contempler et à se reconnaître encore dans son miroir — miroir pour touristes, tristes alouettes envoyées du monde entier. Une Italie sans monuments, avec seulement les Italiens, leurs jeux et leurs bagarres, leurs petites nullités affrontées. Lui aussi jusqu’à aujourd’hui a été un Italien sans Italie. Elle ne lui a pas manqué. Nul sentiment de rentrer à la maison ; pas plus qu’il n’avait pensé jusqu’alors être en exil où que ce fût. Il a quand même été surpris.

Tout s’est passé comme prévu. Le vol de J.F.K. à Galileo Galilei — l’accélération de l’appareil, au décollage, parallèle à celle de sa vie — le train pour Lugano, le petit détour ensuite par l’Europe centrale — ses rencontres : le baron balte, le faussaire de Budapest et Irène, dont le souvenir le brûle, c’est beaucoup — puis, à nouveau, le train pour Sienne. Circuit mis au point avec soin. À Sienne, il a voulu tous les petits plaisirs de l’Italie. Il s’est installé sur la place, devant un caffè macchiato, une orange pressée sous ses yeux, una spremuta et un « croissant », en français, plein de crème pâtissière ; il a pris son temps. Il est passé à la Pinacothèque, mais n’est pas allé plus loin que la première salle : il s’est arrêté devant une peinture intitulée La Madone aux gros yeux. Il s’est senti bien. L’amour de l’art peut-il changer votre vie ? S’il avait voulu expliquer cela à n’importe lequel de ses collègues, il se serait fait rire au nez. Il élude la question.

Dans la plus belle papeterie de la ville, il a acheté un carnet haut comme une tour, parce qu’il aimait l’odeur du papier. Il s’est offert un nouveau stylo, pour fêter sa nouvelle vie, un de ces stylos italiens à section triangulaire, profilé comme une voiture de course, un « Omas », les plus beaux stylos du monde. Il est entré à nouveau dans le musée, pour inaugurer sa plume. Ses amis de Washington le prendraient pour un fou. Depuis son adolescence, à chaque grand moment de sa vie, il avait acheté un stylo. Celui-là était une splendeur, un talisman sculpté dans une résine bleu gris. Carlo avait toujours voulu posséder un Omas. Puis, il est allé acheter des disques d’opéra, des introuvables du festival Rossini de Pesaro et des enregistrements pirates du festival Puccini de Torre del Lago.

L’Italie est un pays enchanté, n’en parlons plus. Ce n’est pas pour cela qu’il est venu. Ce matin, il a dédaigné la route qui monte vers les portes de la cité pour prendre le chemin inverse, derrière la gare. Il imaginait, au bout d’une rue de traverse, la campagne. C’est ce que semblait indiquer le plan à la Bibliothèque du Congrès. Il devine, derrière les lotissements, cette Toscane avec ses cyprès et ses myrtes plantés par des générations d’Anglais ou d’Américains pour que la nature, qui depuis toujours imite l’art, ressemble à l’arrière-plan des tableaux de leurs collections. Les propriétaires, parfois des Hollandais, ou des Français, viennent dans ces fermes à louer avec leurs amis pour les vacances. Il se contente d’observer de loin. Ici, il sait ce qu’il doit faire. L’angoisse, d’un coup, lui serre la gorge.

Le soleil frappe. Il croit entendre tourner les chevaux, leurs sabots sur la terre battue, terre de Sienne séchée, fragile, qui cède sous leurs pas comme du biscuit qu’on émiette. Le goût du Panforte. Il entend les cris, la parade en costumes, l’énervement parce que la course tarde à commencer, les évanouissements, tous ces spectateurs parqués sur la place. La simple description du guide était époumonante à lire. Ces chevaux affublés de faux harnachements médiévaux, cette manie répugnante d’en faire des bêtes de cirque. Carlo se sent soulagé d’être seul. Un effet secondaire de son escapade, de sa fugue, il ne sait trop comment dire. À Washington, il fallait toujours se flanquer, disait Marge, dans « un de ces cinq cents amis intimes sans lesquels la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue ». La vie, à fuir.

Il voulait la campagne ? Répondant à ses vœux, la route devient alors plus sinueuse et semble s’incliner un peu — mon Dieu, quelle fugue convenue, la fin de semaine en Toscane du fonctionnaire international surmené. Qui croira cela ? La nécessité qui le presse vaut tous les prétextes.

Séance tenante, il avait dû partir. Il devait venir ici, faute de pouvoir continuer à vivre ailleurs. Sa vie avait été traversée par un grand éclair. Impossible d’en parler. Même à lui-même. C’était tellement inattendu. Presque ridicule. Expliquer pourquoi il avait besoin de venir à Sienne. Comme s’il avait reçu des instructions précises. Pour une mission tellement secrète qu’il ne devait même pas y penser. Exécuter, dans l’ordre, certaines actions programmées d’avance. L’avenir du monde se jouait là et il en était un rouage parmi d’autres, essentiel. Comment expliquer cela à Marge ? En six jours, Carlo venait de se rider, de prendre des coups et des cicatrices. Il n’avait jamais été dévoré, marqué, blessé ; il avait pleuré comme un enfant.

Il sourit, ne chante plus, ne pense pas. Il voit, lui qui aime tant regarder et qui, si souvent, depuis des mois avait cru la découvrir en rêve, la petite église de l’Observance, à l’extrémité, sur la droite, autrement somptueuse que sur la malheureuse photographie en noir et blanc qu’il en avait trouvée. C’est pour elle qu’il vient. Il s’apaise.

Il la distingue, devant un panorama qui embrasse la ville. Faite à peindre. Carlo se dit alors qu’il n’entrera pas dans Sienne, comme hier, qu’il se contentera de considérer la cité comme un décor, le fond sur lequel se détache la petite église de l’Observance. C’est assez beau comme cela. Une toile de théâtre. Il hésite même à franchir les quelques mètres qui restent encore. Sur le rebord de la colline, il évite de voir derrière lui les barres des maisons de banlieue, devant lui les ombres des palais de la cité. Il flotte entre-deux, nulle part, dans un pays à la lisière. À la fin d’un monde. Dans une Europe qui tremble.

Il veut s’asseoir sur le talus. Laisser finir la matinée, passer l’après-midi, attendre que le soir tombe — les lumières de Sienne en fête s’ajouteront aux étoiles, on prendra la masse de la ville, ses feux de joie et ses lampions, pour une frange de la nuit — et les constellations deviendront illisibles, brouillées par toutes ces autres petites lumières. Carlo se reprend, se traite à mi-voix de touriste, ferme les poings. Murmure : « Pourvu que l’église ne soit pas fermée à cause du Palio. Ces pauvres chevaux que l’on fait tourner comme des fous au milieu des vociférations. Si le sacristain est allé voir la course, je serai venu pour rien. Mon rendez-vous manqué. Un voyageur à une porte close. » Il avance.

Une église trop neuve. Il commence à établir mentalement la liste de tout ce qui le déçoit. Il sort son nouveau stylo et son carnet de sa poche. Ça ne va pas. On a trop reconstruit après la guerre. Un décor en toc, pas encore patiné. Les Franciscains font visiter une fausse cellule de saint Bernardin. Tout est trop grand, trop beau. Ils ont dû payer une taxe à la chancellerie du Vatican pour pouvoir intituler basilique leur église de campagne, et l’inscrire fièrement sur les panneaux jaunes de l’itinéraire touristique : Basilica dell’Osservanza. Les pères franciscains, ici comme aux Etats-Unis, quoi qu’il leur en coûte, sont plutôt riches.

Carlo, pas spécialement catholique, ni très religieux, se méfiait des Franciscains. Un ami new-yorkais — doté d’une sœur dominicaine dans un couvent de l’Arkansas — lui avait écrit, pendant un voyage de noces à Venise, que les Franciscains faisaient même payer pour entrer dans leurs églises. Un jour, pour les punir, le bon Dieu fera s’écrouler la basilique d’Assise. Amusé, Carlo s’était un peu intéressé, avait lu des livres sur la question pour en déduire que les Franciscains actuels trahissent le message de saint François. Et cette idée de faire un voyage de noces à Venise. Puis, il n’y avait plus pensé, n’avait jamais fait le rapprochement avec l’Observance, où il désirait tant aller, dont à l’époque il ignorait tout. Les Franciscains n’allaient pas la lui gâcher. Il n’avait même pas pensé qu’il y avait encore des moines. Il avait imaginé l’endroit un peu à l’image du musée des Cloisters, ces cloîtres coupés en morceaux et luxueusement installés par Rockefeller en guise de château arrière de Manhattan. Site magnifique, qui met en valeur ces pierres d’Europe que les Européens avaient laissées à l’abandon. S’il avait su par cœur une des prières de saint François d’Assise, il l’aurait récitée en expiation, les oiseaux eussent répondu — afin que Dieu inspire aux petits frères mendiants de ne plus réclamer sans cesse de l’argent. Leur basilique de l’Observance, on aurait dit un pauvre qui viendrait d’échanger ses vêtements avec un riche.