PIERRE REY
Palm Beach

BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR

Né un dimanche d'avril en Provence (le 27 avril 1930 à Bédarrides, près d'Avignon), Pierre Rey a abordé le journalisme par le biais des Beaux-Arts — ses dessins ont été publiés par la plupart des grands journaux français. Débuts à Paris-Presse, rubrique spectacles. Chroniqueur parisien à Paris-Jour en 1959 — Prix de la Chronique parisienne en 1963 — il devient en 1965, à la demande de Jean Prouvost, rédacteur en chef puis directeur de Marie-Claire.

A navigué pendant des années dans les eaux agitées du Jet-Set international. Sa pratique de la natation et de la boxe, ses deux sports favoris, lui a permis d'en sortir indemne et de publier Le Grec, son premier livre, un best-seller. Suivront La Veuve, Out et Palm Beach.

Pierre Rey est décédé à Paris, le 22 juillet 2006.

AVERTISSEMENT

Ce roman a pour cadre et pour décor des lieux réels mondialement célèbres. En revanche, l'histoire qui s'y déroule et les personnages qui la traversent sont purement imaginaires.

« Malheur à ceux qui se contentent de peu. »

Henri Michaux (Ecuador)

LIVRE PREMIER

CHAPITRE 1

A neuf heures du soir, des policiers bouchèrent les deux extrémités de la Croisette pour y interdire toute circulation.

La nuit venait de tomber, parfumée, douce, légère. Ceux qui s'étaient déjà installés le long des balustrades surplombant les cabanes en planches délimitant chaque centimètre carré de la plage, se pressaient par milliers dans une rumeur impatiente, heureuse, où se mêlait aux cris de joie, aux rires et aux airs de musique, le ressac feutré de la Méditerranée qui n'en finissait pas de lécher le sable depuis des siècles.

On était le 21 juillet, la saison commençait à peine, le sursis des vacances mourrait à l'automne, il s'agissait de jouir. Entre l'alignement des palaces illuminés et de la mer, la foule grossit encore, débouchant des petites rues donnant sur la Croisette, envahissant les terrasses des cafés prises d'assaut avec une bonne humeur nonchalante.

Au bout de la baie, les maîtres d'hôtel du Palm Beach guidaient les premiers invités du gala, en robes du soir et smokings blancs, jusqu'à leur table à ciel ouvert, éclairée aux chandelles. Ceux qui avaient la chance de résider au Majestic, au Carlton, au Martinez ou au Grand-Hôtel, se massaient devant leurs fenêtres en attendant l'événement. A la pointe de la jetée du vieux port, au pied du phare, les artificiers vérifièrent une dernière fois leurs instruments. Leur chef regarda sa montre.

« Mise à feu dans cinq minutes. Envoyez ! »

Alors, brusquement, toutes les lumières de Cannes s'éteignirent. Une clameur sourde se répercuta sur la grève, couverte bientôt par des flots d'harmonie jaillissant de centaines de haut-parleurs accrochés sur des kilomètres au tronc des palmiers, dans le feuillage des platanes, aux corniches des façades, aux tuiles des toits. Des applaudissements et des vivats montèrent de la multitude, roulèrent comme une immense vague et s'enflèrent dans la nuit retrouvée, piquetée des brèves pointes de feu des cigarettes rougeoyantes.

Au même instant, au large, un hors-bord démarra pleins gaz vers le ponton où s'empilaient les fusées du feu d'artifice. L'écume se tordait sous son étrave, laissant derrière elle un puissant sillage phosphorescent invisible de la côte.

Malgré le grondement du moteur, les quatre hommes entendirent distinctement la phrase rituelle qui ouvrait le Festival mondial pyrotechnique :

« L'Espagne présente… »

Le bateau fit une boucle autour du ponton et accosta. Deux hommes sautèrent sur les planches glissantes. Le moteur, tournant au ralenti, émit un feulement rauque et sourd pendant que parvenaient de la Croisette, noyée dans l'obscurité, les premières notes du Concerto d'Aranjuez.

« Quatre minutes », dit celui qui était resté à la barre.

Il était vêtu d'un pantalon sombre et d'un polo noir. Il se courba en deux et souleva sans effort un homme ligoté et bâillonné qu'il chargea sur ses épaules.

« On t'aide ?

— Tiens-moi seulement le bateau. »

Le dernier des quatre s'affairait déjà sur le ponton hérissé de roues auxquelles s'accrochaient des pétards de tous calibres. L'homme ligoté roulait des yeux désespérés et suppliants. On le jeta entre deux haies de feux de Bengale et celui qui l'avait porté ficela une bombe de grande puissance sur son ventre. Il en relia le détonateur à la gerbe de cylindres constituant le bouquet final du feu d'artifice. La victime se débattit avec une force de bête sans parvenir à faire bouger ses liens d'un millimètre. Son visage était couvert de sueur et les veines de ses temporaux saillaient d'une façon effrayante sur son visage livide.

« Regarde-le, ce con ! On le place aux premières loges et il se plaint ! »

Les deux autres se mirent à rire.

« T'as déjà vu un feu d'artifice de si près, Marco ?

— Jamais ! C'était mon rêve quand j'étais môme.

— Plus que deux minutes… » s'impatienta le troisième.

Des fils furent coupés d'un coup de pince.

« Go ! »

Ils sautèrent dans le bateau, mirent les gaz.

Le hors-bord se cabra, sembla voler au-dessus de la surface de la mer, amorça une large courbe et disparut dans la nuit. L'homme abandonné s'appelait Erwin Broker. Il avait vingt-huit ans et ne voulait pas mourir. Il se contorsionna avec fureur pour faire glisser la bombe de son plexus. Elle se déplaça légèrement. Il redoubla d'efforts pour rompre les câbles électriques qui lui soudaient les poignets à l'une des planches. Ses muscles se tendirent comme des cordes, il grinça des dents pour maintenir sa traction malgré la douleur de sa peau arrachée, luttant contre son envie de s'évanouir. Les autres avaient minuté leur action. La mise à feu n'allait plus tarder maintenant. Il comprit qu'il allait mourir, que plus rien au monde désormais ne pourrait le sauver. Il cessa de se battre, laissa aller sa tête contre les planches gluantes d'humidité et regarda le ciel. De la rive, lui parvenaient la rumeur confuse de la foule et les notes grêles et aériennes du concerto. Il n'avait jamais eu le temps jusqu'alors de regarder les étoiles. Elles trouaient la nuit tiède de leur éclat froid et il les trouva belles.

Alors, mille soleils lui explosèrent au visage, il hurla sous son bâillon dans le vacarme effrayant des fusées qui s'embrasaient les unes aux autres, illuminant le ciel d'arabesques violentes dont la trace foudroyante ralentissait sa trajectoire en fin de course pour exploser de nouveau en une infinité d'autres soleils déchiquetés qui retournaient à la mer en paraboles miaulantes. Il sentit que ses vêtements s'enflammaient et se mordit farouchement les lèvres sous l'atteinte du feu qui embrasait sa chair, épouvanté par la bombe qui lui écrasait le ventre, et qui allait sauter dès que la grande roue se mettrait à tourner. Les yeux agrandis d'horreur, il la vit se mettre en branle, lentement d'abord, accélérant soudain son mouvement à une vitesse prodigieuse. Les premières flammes jaillirent, elles furent la dernière vision de la vie qu'enregistra la rétine d'Erwin Broker. L'explosion secoua la rade et tout se volatilisa en une phénoménale gerbe de feu…

LIVRE II

CHAPITRE 2

A treize heures, le signal annonçant la trêve du déjeuner emplit de son bourdonnement les huit étages réservés aux services administratifs de la Hackett Chemical Investment. D'un même élan sauvage, les six cent vingt-deux cadres, réceptionnaires, chefs de bureau, comptables, huissiers, secrétaires, dactylos et employés du contentieux se précipitèrent vers les ascenseurs qui les vomiraient en grappes impatientes trente-deux étages plus bas, dans la moiteur suffocante de la 42e Rue.

De tout le Rilford Building, trentième étage, bureau 8021, Alan Pope fut le seul à ne pas bondir. Il resta rivé à sa chaise, le regard dans le vague, semblant ne rien avoir entendu. Samuel Bannister, dont la main étreignait déjà la poignée de la porte, le considéra d'un œil inquiet.

« Tu fais des secondes supplémentaires ?

— Qui me les facturerait ! » marmonna Alan d'une voix absente.

Bannister le dévisagea plus attentivement.

« Je déjeune au Romano's. Je t'emmène ?

— Pas faim, merci. »

Perplexe, Bannister fit passer le poids de son corps d'un pied sur l'autre.

« Qu'est-ce qui te chiffonne ? Murray ?

— Murray, oui. »

Malgré sa hâte de quitter les lieux, Bannister lâcha à regret la poignée de porte à laquelle il se cramponnait depuis plusieurs secondes. Il fit deux pas en direction de la vaste table métallique où depuis quatre années, il avait Alan Pope en vis-à-vis.

« Et si on en parlait devant une bière bien glacée ? »

Alan refusa d'un signe de tête et se renfonça plus profondément dans son fauteuil.

« Vas-y sans moi, Sammy. Il faut que je réfléchisse. »

Bannister se dandina un instant, ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, s'en abstint, puis demanda :

« Il t'a convoqué à quelle heure ?

— Trois heures.

— Il veut peut-être t'augmenter ?

— Très drôle…

— Tu t'inquiètes sans savoir. Je suis sûr que c'est très bon !

— Comme disait le type sur la chaise. Il espérait une panne de courant. »

Bannister marqua un temps d'hésitation, haussa les épaules et lança sur un ton qu'il voulait désinvolte :

« Si tu changes d'avis… Romano's ! »

Alan se retrouva seul. Les tripes tordues d'appréhension, il poussa un soupir, se leva, colla son nez à la vitre de la baie et regarda au-dehors sans rien voir.

Dix minutes s'écoulèrent sans qu'il fît un mouvement… Il se jeta alors sur le téléphone et composa son propre numéro : il fallait qu'il voie Marina ! Avec un peu de chance, elle serait toujours au lit, nue et tiède… Occupé ! Il eut soudain une envie frénétique de lui parler, de la toucher, de lui faire l'amour. Il n'avait plus beaucoup de temps. Il raccrocha, balança sa veste sur son épaule et s'engouffra dans le couloir désert.


« Quelle femme, Penny ? Son nom ? » demanda Abel Hartman avec exaspération. C'était un petit avocat de quartier spécialisé dans les litiges conjugaux, les murs mitoyens, les appartements inondés, les ailes de voitures éraflées.

Il haïssait sa clientèle.

« Mabel Pope, répondit sa secrétaire sans s'émouvoir. Enfin, l'ex-Mme Alan Pope. »

Hartman émit un gémissement rauque.

« Comme d'habitude. Sa pension alimentaire est en retard.

— Il ne fallait pas épouser un pauvre. Dites-lui que je suis en Turquie !

— Elle vous a vu dans le couloir quand vous êtes venu prendre le dossier Leyland. Vous feriez mieux de la voir. Elle va tout casser.

— Est-ce qu'elle nous doit de l'argent ?

— Pas un cent.

— Je déteste cette race de vampires. Malheur aux pauvres bougres qui leur tombent entre les pattes ! Elles les saignent ! »

Il surprit le regard méprisant que lui décochait Penny et se souvint qu'elle était divorcée. Il se racla la gorge et bougonna :

« Tant pis, faites-la entrer. Je vais engager sur-le-champ une procédure judiciaire contre Alan Pope ! »

Le taxi qui l'emportait chez lui se traînait dans une chaleur accablante.

« Vous ne pouvez pas aller plus vite ?

— Pour faire exploser mon moteur ? »

D'énervement, Alan tambourina sur l'accoudoir de l'antique Pontiac qui fumait comme un vieux cheval. Marina devait être levée… Il l'imagina se prélassant sous la douche. Ce qui l'avait frappé chez elle le jour de leur première rencontre, c'était sa ressemblance avec Marylin. Il était entré par hasard dans un bar de la 6e Rue pour acheter des cigarettes. Elle était juchée sur un haut tabouret, vêtue d'une robe blanche. Seule. Sirotant un truc avec des cerises et de la menthe. Au lieu d'aller au distributeur, il s'installa deux tabourets plus loin et commanda un scotch. Alors qu'il la lorgnait à la dérobée, elle parla la première.

« Si vous me dites pourquoi vous me reluquez, je vous en offre un second. Non ! Vous trichez ! Vous vous apprêtez à mentir ! Tout de suite !

— Je vous trouve… Je vous trouve… bredouilla Alan en la dévorant des yeux.

— Et je ressemble à ?…

— Exactement !

— On me l'a déjà dit. Ils me disent tous ça… »

Elle replongea les lèvres dans son verre et lécha du bout de sa langue pointue la glace pilée qui en embuait le pourtour… Cinq ou six whiskies plus tard, le cœur battant, les mains moites, il lui demanda sans oser la regarder si elle accepterait de dîner avec lui. Elle le soupesa de l'œil longuement, sachant qu'elle le mettait mal à l'aise et y prenant plaisir. Elle éclata de rire.

« Vous alors !… »

Elle sortit de son sac une brosse à dents et lui en caressa gentiment la partie du visage comprise entre l'ourlet de la lèvre supérieure et la naissance de l'arête du nez. En dehors de cette brosse à dents et de la robe qu'elle portait ce jour-là, Marina ne possédait rien.

Sa peau était douce, laiteuse, tiède et ferme.

Entre autres qualités, elle était absolument dépourvue de pudeur, aussi libre de son corps qu'un bébé à sa naissance. Elle naviguait nue dans l'appartement, prenant sans y songer des poses à faire rougir un corps de garde, étalée sur la moquette, jambes en l'air, chacun de ses pieds calés sur les coins extrêmes d'un guéridon, une cigarette entre les lèvres, une main se caressant machinalement les seins, l'autre étalée doigts écartés dans l'espace, bras raidi, afin que séchât le vernis pourpre dont elle avait laqué ses ongles démesurément longs.

Alan lui avait donné une clef de son deux-pièces. Elle apparaissait ou disparaissait selon son gré, parfois durant plusieurs jours, sans jamais daigner fournir la moindre explication sur son absence. Elle arrivait les bras chargés de fleurs coûteuses aux noms précieux, demandait s'il restait du beurre, proposait d'aller en chercher, revenait avec des pamplemousses, une ombrelle de couleur vive, un transistor, un chat perdu ou des branches de céleri qu'elle disposait en bouquet dans la cafetière, sous la fenêtre. Ébloui par tant de fantaisie, comblé par elle, Alan la payait de retour par des cadeaux au-dessus de ses moyens dont elle ne faisait aucun cas. Rituellement, elle oubliait ses bagues, chaînettes en or ou boucles d'oreilles dans les toilettes des bars où ils s'attardaient parfois. Un soir, il eut la maladresse de lui poser une question.

« Je vis avec toi parce que tu me plais, Alan. Si tu m'interroges, tu me déplais. Si tu me déplais, je m'en vais.

— Marina…

— Tu es libre, je suis libre. Je ne peux exister que les portes ouvertes. Choisis. »

Depuis, il se le tenait pour dit : n'importe quoi pour ne pas la perdre !

« Hé ! Stop ! C'est ici ! »

Le chauffeur, qui devait probablement somnoler, freina brutalement. Projeté en avant, Alan mit la main à sa poche pour en sortir de la monnaie. Il y eut un énorme vacarme de tôle froissée. Ivre de rage, le type du camion frigorifique qui les avait emboutis sauta sur le trottoir.