San-Antonio
Va donc m'attendre chez Plumeau

A Robert DEBŒUF

Avec mon affection berjallienne

San-Antonio

INTRODUCTION

Tiens, je suis d’humeur.

Je vais t’en pondre un bourré de péripéties.

Un qui cavale, cavalcade, cabriole.

Un qui pète et qui claque. Pif ! Pouf ! Paf ! Ça oui : paf, avec moi, tu peux pas y échapper.

Saignant ! Qu’est-ce qu’on risque, puisque c’est pour rire.

Le titre, j’hésite.

J’aimerais « Coolie de tomates », mais cinquante pour cent des mecs ignorent ce qu’est un coolie, et l’autre cinquante pour cent ce qu’est du coulis ; alors mon jeu de mots je me le carre dans le hangar à thermomètre.

C’est dur de faire le con avec des cons. Si tu joues trop au con, ils te prennent pour un con, et si tu déploies du vrai esprit, ils le trouvent con. C’est con.

Non, dans celui-ci, je vais acharner sur l’historiette. Bien rebondissante à souhait.

Et je te tue, et tu me tutoies, et on danse en tutu. Turlututu chapeau pointu.

Tu vois le genre ? Académique, quoi.

Bon, alors, enfile ta veste, Ernest.

Moi j’enfilerai ta dame.

LE COUP DES GOGUES

Une Daimler double-six (12 cylindres) de couleur marron glacé. Fastoche à reconnaître à cause des cannelures de sa calandre.

Et qui roule, roule, roule imperturbablement derrière moi. Il arrive qu’elle me dépasse, dans les lignes droites, mais très vite elle attend que je la saute.

Ce dont je.

Et elle continue de guigner mon pot d’échappement : une merveille du genre. Même Chazot peut pas prétendre.

Bref, cette Daimler marron glacé me suit, il faut appeler les verbes par leur nom, dirait Béru.

Depuis Zurich. Et bientôt ce sera Berne, la capitale fédérale, un peu austère, mais si belle.

Je me dis textuellement et familièrement ceci : « Mon vieux Toto, avant de débarquer en ville, tu dois en avoir le cœur net ! »

Mon cerveau ayant transmis cet ordre à ma pédale de frein, j’écrase icelle vigoureusement, pile au moment où je parviens à la hauteur d’une station-service, et j’oblique foutrement sur la rampe d’accès y conduisant.

Dans mon rétro, j’ai le temps de constater que le gonzier de la Daimler, surpris, se range sur le bas-côté et entreprend la périlleuse manœuvre consistant à reculer sur une autoroute afin de gagner lui aussi la voie menant à la station.

Peu de monde aux pompes. Un zig en combinaison jaune et rouge flambant neuve me demande en allemand ce que je souhaite.

— Le plein ! j’annonce dans la langue de ce cher Goethe (que je n’ai pas relu depuis bien longtemps, j’espère qu’il ne m’en voudra pas. Et j’ajoute :) Qu’où sont les toilettes ?

Le pompistador m’indique. La chose se situe dans un local annexe, derrière la station. Nobody. Trois pissotières offrent leurs conques aux vessies de passage, deux chiottards, leurs portes béantes. Je m’engouffre par la première. Le local est éclairé à la lumière électrique. J’attends, l’oreille tendue.

Un bruit d’arrivant ne tarde pas. Et que perçois-je alors ? Celui, plus menu, mais autrement inquiétant, d’un pistolet que l’on arme. Moi, l’Antonio d’élite, je ne barguigne jamais dans ces cas-là. Hop ! le dos au mur, les pieds contre la paroi d’en face.

Evidemment, c’est pas dans la cathédrale de Chartres que tu peux réussir cette fantaisie. Prenant appui des pinceaux, je fais glisser mon dos, en élévation, contre la paroi de faïence, qu’heureusement nous sommes en Suisse, car ce serait en France ou au Zaïre, mon beau costar clair serait plein de merde.

Puis je remonte mes pieds. Et ainsi de suite, très vite, de manière à me trouver surélevé horizontalement d’un mètre cinquante de la cuvette à changement de vitesses, freins à disques, chasse incorporée, refroidissement par air pulsé, faf à train monogrammé, musique d’ambiance. Le bas de la porte s’arrête à dix centimètre du sol, ce qui me permet de voir, grâce à la lumière rasante du local, l’ombre de deux pieds parallèles, face à la porte.

J’entends distinctement : « Tchouf ! Tchouf ! Tchouf ! Tchouf ! » Quatre trous perforent la lourde à hauteur d’homme assis. Le mur, au-dessus de la cuvette, est défaïencé de première.

Nouveau bruit de pas qui s’éloignent sans se presser. Je compte jusqu’à trois et me remets en position verticale. Ensuite je délourde fissa et ramasse les quatre douilles gisant au sol.

Le mec de la Daimler est un grand blond, coiffé d’une casquette sport à petits carreaux. Il porte un blouson de cuir bordeaux, un pantalon blanc ; il a le pif chaussé de Ray-Ban sombres.

Il va récupérer sa guinde stoppée à l’écart. Je pique un sprint silencieux et le rejoins au moment où il actionne son démarreur. La frime qu’il pousse en me voyant vaut le sprint ! Un pur moment d’égarement, d’incrédulité.

— Un instant ! lui dis-je. J’ai une particularité : quand on me tue, je rends toujours les douilles. Pour les balles, il faut attendre que ma digestion soit faite !

Et je jette les quatre douilles dans sa tire.

L’Effaré décarre en trombe. Il n’a pas vu le bitougnot aimanté que j’ai plaqué contre la portière de sa voiture.

Je radine jusqu’au pompiste. Il achève mon plein. Je le cigle calmement. Un vieux kroum barbichu ressort des gogues en glapissant comme quoi c’est scandaleux de percer des trous dans les portes des toilettes ! Les voyeurs ne se contrôlent plus, décidément.

Je démarre pleins gaz. Une Daimler roule vite, mais une Maserati, c’est pas dégueulasse non plus. En quelques kilbus j’ai recollé à mon agresseur. Alors je prends un petit boîtier dans le vide-poches, pas plus grand qu’un paquet de Gitanes. J’oriente l’objet convenablement, en le tenant hors de ma voiture par la vitre baissée. J’ai choisi une belle ligne droite avec personne venant dans l’autre sens, ni personne à proximité de la Daimler, mais par contre, du monde derrière moi, qui pourra témoigner.

Allez, zou ! Je presse le contacteur.

Là-bas, à deux cents mètres, il se fait une gerbe intéressante. Ma bombette, c’est pas du berlingot de laitier. La moitié du véhicule est arrachée. La Daimler titube, fonce sur la glissière de sécurité qui la renvoie à droite. Elle escalade un talus abrupt terminé par un fort grillage, ce dernier fait trampoline et la retourne à l’envoyeur. La bagnole en folie n’en finit pas de tourniquer comme un reptile tranché.

Je m’arrête à bonne distance et cours, armé de mon extincteur, à toutes fins utiles. C’est utile puisque des flammes jaillissent déjà du moteur. Je pulvérise ma drogue à tout-va : les flammes s’éteignent. D’autres tomobilistes viennent à la rescousse avec, eux aussi, des extincteurs.

Les portières sont bloquées. Mon tueur blond est plutôt mal en point, la moitié du corps prise dans des ferrailles disloquées. Il me regarde salement, ce teigneux, avec un pied dans le tableau de bord et l’autre dans la tombe.

— Tu vois, lui dis-je, avec tes mauvaises manières, tu te fais des ennemis, c’est fatal.

Il perd connaissance. Moi, en douce, je lui secoue son portefeuille, plus un petit sac de plastique fermé par un cordonnet ; tout cela sous prétexte de lui porter aide et assistance ; les témoins m’hurlent de m’écarter, que peut-être le réservoir d’essence va exploser.

Bon, bon, je m’écarte, gueulez pas si fort !

Mais le réservoir n’explose pas.

Lorsque les policiers bernois s’annoncent, nous leur expliquons ce qui s’est passé. Ils trouvent sur le mort un pistolet muni d’un silencieux, plus un petit revolver à mufle de bulldog.

— La voiture devait être piégée, détectent-ils ; l’affaire est sûrement très grave.

Ils peuvent pas savoir comme !

LE COUP DE CE QUE TU VAS VOIR

En plein cœur de Berne, dans la rue aux fontaines peintes dont je n’ai pas retenu le nom car il était pressé et germanique, j’avise trois hippies pie pourris ! en train de bivouaquer sous les arcades. Il y a deux filles et un garçon. Le garçon est plus sale que les filles, peut-être parce que étant plus blond ça se remarque davantage. Barbe de Christ, en fils d’or, moustache gauloise souillée de nicotine et autres produits déshonorants. Le trio est en jeans, avec guitares, sacs tyroliens et mines extatiques.

Je vois alors sortir de l’immeuble devant lequel ils déposent leurs chansons un vieux bougre en corps de chemise, d’apparence chenue, mais qui reste athlétique pourtant, grâce à ses escalades hebdomadaires de la Jungfrau et aussi de sa femme à la poitrine tout autant culminante.

Il se met à apostropher les hip hippies hourra dans ce dialecte bernois qui ressemble tant, pour nous autres étrangers, à une extinction de voix dans une crypte.

Son courroux est tel que le solide vieillard se met à administrer bel et bien des coups de pied au trio.

Les trois gentils cradingues, sans doute plus camés que léons, subissent l’orage inattendu et protestent mollement, bien qu’en hollandais. La passivité attise la cruauté.

Le vieux se déchaîne foncièrement et bieurle ceci-cela en suisse-deutsch, comme quoi ces gars sont la plaie de la Société, qu’ils maculent par leur présence tout un quartier, comme il suffit parfois de deux lignes abominables dans un journal pour déshonorer celui-ci, comme le hareng gâté déshonore la mer. Il continue de piétiner les filles, de faire sonner le flanc des guitares, de savater la barbe christienne du grand Batave pourri.

Moi, tu me connais ?

Bayard ! On ne se refait pas, surtout lorsqu’on est réussi.

Je me jette sur le nerf gumène, le retire du brasier de sa colère, comme l’a si bellement écrit Mme Yoursblack dans Le maître de Forges-les-Eaux, le tiens bon au collet (monté) et lui vocifère :

— Espèce de baderne, schnock, ganache ! Vous assouvissez vos bas instincts sur des êtres sans défense, et vous…

— Le colonel Müller veut vous contacter d’urgence, me chuchote-t-il, en se débattant. Allez souper au Grossbitrhof !

Il a balancé ça en bon français, mais vite, puis continue de protester hautement dans son jargon amygdalien.

— Mein Herr ! Qu’est-ce qu’il vous arrive-t-il ! Est-ce que vous prenez-t-il moi pour un méchante mésieur, mésieur ? Nein, nein, ces vilaines gens malpropres, no bon pour la rue ! Vagabondes, comprénez-vous-t-il, sales vagabondes !

Je relâche le bonhomme qui se carapate dans l’immeuble.

Songeur, je musarde par la ville et je profite d’un flic pour lui demander le chemin du Grossbitrhof. L’excellent homme veut bien me l’indiquer, la chose lui est d’autant plus aisée que l’établissement se trouve à très exactement cinquante-six mètres douze du lieu de ma requête.

Boîte un peu grave, un peu figée. La carte est proposée par un cuisinier de bois, dont le regard ressemble à deux trous du cul mal torchés. Elle promet de la bouffe sacramentelle qui flanquerait la fièvre quarte à Henri-Christian Gaumiau.

Je suis accueilli par un larbin en smoking noir dont la coupe remonte à l’époque où le canton de Berne ne faisait pas encore partie de la Confédération.

— Vous êtes seul, monsieur ?

— Oui, dis-je, mais avec moi c’est toujours provisoire.

Alors, bon, il m’installe à une table. L’une des rares qui restent disponibles car la taule est pleine de bons bourgeois venus clapper de l’émincé de veau ou bien « la chasse » comme on dit en Suisse, avec de la confiture d’airelles et des spetzlis (je te garantis pas l’orthographe, mais qu’en aurais-tu à foutre ?).

Ce restaurant bernois est tranquille comme la conscience d’un chanoine en retraite. J’ai beau mater les alentours, je ne renouche aucune personne seule susceptible de me « contacter ». Le pingouin m’allonge le menu relié plein cuir. Je l’ouvre et trouve, fiché dans un angle du parchemin, par-dessus la liste des « hors-d’œuvre riches », un bristol sur lequel on a tracé quelques lignes. Il y est écrit ceci :

Soyez à onze heures à la boîte de nuit le Ran-Tan-Plan. Pendant les attractions, rendez-vous aux toilettes.

On a griffonné à la hâte, et d’une autre encre, l’avertissement suivant :

Prenez garde au couple d’Asiatiques qui se trouve dans la salle.

J’escamote le bristol prestement, voire artistiquement, prends connaissance des mets proposés, opte pour une mousse de truite et un canard aux pêches ; commande une bouteille de Dôle du Mont et entreprends de me sustenter tout en surveillant d’un regard atone le couple asiate indiqué sur la notice. Deux êtres petits, qui font songer à un serre-livres chinois. Lui est en complet bleu sombre, chemise blanche, cravate, calvitie frontale, lunettes cerclées d’or, lourdes paupières semblables aux stores des boutiques de luxe de l’avenue Montaigne (1533–1592). Elle, la face exagérément circulaire, la chevelure gonflante en forme d’as de trèfle, les pommettes rondes comme celles des poupées russes, les yeux pareils à deux fêlures de vitre, portant une robe imprimée dans les jaune et ocre.

Ils jaffent en se parlant très peu, seulement intéressés par la bouffe qu’ils chipatouillent menu.

Je ne m’attarde pas sur eux.

J’ai enregistré que je devais m’en méfier, c’est inscrit sur les tablettes de mon ordinateur. Si je les retrouve sur ma route, je ne manquerai pas d’écarquiller les yeux.

Tout en clappant une cuistance évasive, sérieuse, et morose, je récapitule l’affaire. Me voici embarqué dans une étrange béchamel, d’autant plus inquiétante que je n’en connais pas les tenants et en redoute les aboutissants.

Il y a trois jours, je suis appelé en « haut lieu ». Pas chez le Vieux, encore plus haut. Le Dabe ne participe même pas à la réunion. Outre deux éminentes autorités, comme on charabiase volontiers dans les rapports où l’on ne dit rien en se donnant l’air de cacher l’essentiel, j’y trouve un Anglais beau comme une asperge qui n’aurait pas verdi et Demussond, un très ancien collègue à moi. On s’est connus à nos débuts. Nous avons sympathisé et on a même fait quelques virouzes pas tristes. Et puis, la vie, tu sais ? Bifurcation ! Lui s’est orienté sur les Renseignements généraux, de là, d’après certains on-dit, il serait carrément entré au Contre-espionnage. Mais enfin, ce sont ses oignes et c’est pas ça qui paiera ton tiers provisionnel, pas vrai, Bébert ?

Je te reviens à la big réunion.

L’une des Huiles bouillantes me demande :

— Seriez-vous d’accord pour exécuter une mission tout à fait particulière, commissaire ?

Je réponds que des missions particulières, j’en accomplis autant qu’un moniteur d’auto-école donne de leçons de conduite au cours de sa carrière. Une de plus, quand bien même elle serait particulièrement particulière, n’est pas faite pour effaroucher un beau Santantonio bandant, dans toute la force de l’âge.

Le sieur de l’Huile sourit, parfait, qu’en ce cas je veuillasse bien me placer sous les ordres du général Blackcat ici présent. On cause un peu de ceci, cela, la pluie, le Bottin, comment va Lady Di, comment va le père François, et la livre, elle est toujours sterlinge ? Au bout de dix broquilles on s’éponge dans la pièce voisine, le général Asparagus Blackcat, Demussond et moi.