San-Antonio
Ménage tes méninges

AVANT-PROPOS

HORS DE PROPOS, MAIS QUI VIENT À PROPOS

L’histoire qui est racontée ici est rigoureusement vraie. Je n’y ai pas changé une virgule.

J’ai seulement modifié les événements, déformé les faits, interverti les situations, débaptisé les personnages et déplacé l’action.

J’ai également pris des libertés avec le lecteur, le vocabulaire et l’affabulation.

Oui, j’ai fait tout cela.

Mais, parole d’homme, je n’ai pas changé une virgule à l’histoire.

J’aurais peut-être dû…

SAN-ANTONIO.

Pour Monsieur A. BRANDIN, avec ma bien cordiale sympathie.

S.-A.

CHAPITRE PREMIER

Ce matin-là, en arrivant au burlingue, Bérurier avait la figure pareille à du chewing-gum de mauvaise qualité mâché pendant six mois par un crocodile. Je lui en fis la remarque et il me dit :

— Ça vient de mes cours du soir. Je me couche à point d’heure !

— Tes cours du soir ! bêlai-je.

— Oui, mon pote. Figure-toi que je m’ai mis dans la hure de passer commissaire ; alors, je pioche les examens.

L’ambition est un puissant levier. Après avoir été promu au grade inespéré d’inspecteur principal voilà que le Gros faisait une crise de mégalomanie ! Il se voyait déjà préfet de police, notre Béru. Il avait envie de caler sa brioche contre l’acajou d’un burlingue ministre et d’engueuler le monde par téléphone après l’avoir dûment passé à tabac vingt années d’affilée !

— Ça marche, les études ? ironisai-je.

Il haussa ses vaillantes épaules, frisa entre le pouce et l’index les poils de ses oreilles et ricana :

— On peut pas croire les facilités que j’ai pour apprendre. Les maths, la grammaire, l’histoire, je pige tout !

Mon scepticisme était peint sur ma figure comme les mots « Défense d’uriner » sur les murs d’un couvent de nonnes ! Le Gros s’en avisa et me lança d’un ton féroce :

— Pose-moi des colles, si tu me crois pas.

— Bonne idée, Gros. Donne-moi la date de la révocation de l’Édit de Nantes, par exemple ?

Le front du Mastar se mit à ressembler au soufflet d’un kodak. Il se mordilla la lèvre inférieure, puis la lèvre supérieure, et enfin, explosa.

— T’as toujours des questions à la mords-moi le chose. Les dix de Nantes, c’est plus la peine qu’on en cause s’ils ont t’été révoqués !

— D’accord, concédai-je en m’efforçant de ne pas rigoler. Peux-tu me dire alors de qui Henri IV était le fils ?

Le Gros hasarda timidement :

— D’Henri III ?

— Non, Béru.

Alors son visage s’illumina.

— S’cuse moi, y’avait gourance : c’était le lardon de Napoléon III, j’ai eu un trou de mémoire.

— Parfait, Gros. Maintenant récite-moi le théorème de Pythagore ?

Il cligna de l’œil.

— Alors là, si tu espérais me coincer, tu peux te l’arrondir : je me l’ai farci pendant toute la soirée.

Il ferma ses jolis yeux et, tel un médium en transes, déclama d’une voix hallucinée :

— Tout triangle-rectangle immergé dans un liquide à angles droits, reçoit de la part de ce liquide (du vin, par exemple) un carré de l’hypoténuse égal au poids du liquide déplacé.

Il souleva ses coquilles :

— Qui c’est qui l’a dans l’œuf ? jubila le futur commissaire. T’en ferais pas z’autant, je parie ?

— Certes non.

— Entre nous, San-A, c’t’examen, il est dans la pocket ! Vas-y ! insista le Mahousse : pose-moi z’en d’autres !

— Je crois que c’est suffisamment édifiant comme cela, Gros.

— J’insiste ! De la grammaire, tiens !

— O.K. L’imparfait du verbe coudre ?

— Si t’as que ça pour m’impressionner, mon pauvre… Ouvre un peu tes portugaises : je coudais, tu coudis, il couda, nous cousassions, vous coudûtes (avec un accent japonais sur le « u », crut-il bon de préciser au passage) et ils coudèrent.

Il me propulsa son coude dans l’estomac et s’esclaffa :

— Comme Roger.

— Quel Roger ?

— Ben, Roger Couderc, eh, truffe ! Manque plus que la géo, vas-y !

— Annonce-moi le fleuve le plus long du monde et on sera quittes !

Le Gros réfléchit, hocha la tête et, avec un rien d’inquiétude murmura :

— Du monde ?

— Oui, Gros.

— Tu m’aurais dit de France, y avait pas de problème : je sais que c’est le Loiret. Mais du monde… Attends, c’est pas la Fistule, ni la Vodka, c’est pas non plus le Mec-Con, je pense pas que ça soye Lama Jaune, ça m’étonnerait qu’il s’agirait du Jambèze… En tout cas, c’est pas le Nil, vu qu’il coule en Corse et que la Corse c’est trop petit pour que ça soye le plus grand.

Il poussa soudain un immense cri qui fêla le marbre de la cheminée :

— Où que j’avais le ciboulot ! C’est le Strauss !

— Le quoi ?

— Attends, je veux dire le Zanuck ! Ce qui m’a fait gourer c’est le Beau Zanuck bleu de Strauss. Hein, que c’est le Zanuck, le plus long fleuve du monde ?

— Dix sur dix gros, Gros. Tu peux te présenter à l’examen la tête haute et le regard fixé sur la ligne bleue des Vosges.

Là-dessus, le Vieux fit dans le bureau une entrée inopinée. Il lui arrive rarement de s’aventurer dans les locaux de ses subordonnés. Il préfère que le monde aille à lui.

Il était loqué façon mylord : lardeuse noire à col de velours, pébroque roulé, chapeau de feutre, gants beurre frais et des guêtres, siouplaît ! De baths guêtres gris perlouse qui conféraient à sa mise un je ne sais quoi de suranné.

— San-Antonio, vous êtes libre ? m’attaqua-t-il.

— Mais oui, monsieur le Directeur.

Il hésita, regarda le Gros avec un rien d’appréhension, puis, se décidant, il repoussa la porte et s’assit en face de moi dans le fauteuil des prévenus.


Il ôte ses gants posément, en « dépiautant » chaque doigt avec application, ça ressemble à de petits dépeçages. Lorsqu’il a les paluches à l’air il les ouvre et les ferme à plusieurs reprises, puis il déboutonne son bath pardingue et chasse, d’une pichenette, une poussière incongrue sur sa guêtre.

— Mon cher San-Antonio, attaque le Tondu, j’envisage vous envoyer à Cuho, où le dictateur Infidel Castré nous donne bien du souci…

Ayant dit, il sort une lime à ongles de sa poche, s’en file un petit coup sur l’extrémité du médius et la remet en place.

J’attends la suite avec une patience teintée de déférence, comme il sied lorsqu’on est poulet et qu’on a devant soi le Big Boss de la volière. Seul, Béru, qui ne répugne pas à se mêler à la conversation sans y être convié, murmure :

— C’t’un bath patelin, Cuho.

Comme s’il allait toutes les années y passer ses vacances.

Le Vioque lui décoche son œillade 22bis à injection directe et enchaîne :

— Mais auparavant, je vais vous faire un bref résumé de la situation. Primo, quelques considérations géographiques.

Je ne peux m’empêcher de virguler un regard gourmand au Gros. Il me répond par un signe qui se voudrait d’intelligence, mais « à l’impossible nul n’est tenu », comme disait si justement cette infirmière qui avait le culte de la personne alitée.

— Vous n’ignorez pas que l’île de Cuho se trouve dans la mer des Antilles, non loin de la Guadeloupe et de la Martinique ?

— Je vois très bien, affirme Béru, c’est au niveau de la pointe du Rond-du-Raz, entre le Gratémoila et la Dauphine.

Stupeur du Vioque qui se met à se polir la coupole comme la femme de ménage de l’observatoire polit celle du pic du Midi lorsqu’une éclipse de lune est annoncée. Le Gros fronce les sourcils, vaguement conscient d’avoir proféré une chose inexacte.

— Je m’a gouré, rectifie-t-il. J’ai dit entre le Gratémoila et la Dauphine, je voulais dire entre le Gratémoila et la Floride.

— Si vous le permettez, Bérurier, je pourrais peut-être poursuivre ? grince le Dabe.

Sa Majesté devient violacé.

— Mande pardeur, m’sieur le Directon, balbutie-t-il. J’suis t’en pleine révision en ce moment, vu que l’examen approche…

— Quel examen ?

— Çui pour passer commissaire.

Le Dabuche me regarde et un sourire en coup de serpe lui fend la tirelire.

— Oh ! je vois, pouffe-t-il.

Vexé, le Gravos arrange son nœud de cravate.

— Maintenant, patron, fait-il, si vous me trouvez inepte, dites-le ; c’est pas la peine que je me paie des nuits blanches à potasser la grammule et le calcaire, la géo et l’histoire, pour des clous. Si je vous causais qu’à minuit je me farcissais, avec Berthe, mon épouse, une chiasserie de problème sur deux trains que l’un partait de Dijon à huit heures et que l’autre quittait la gare de Lyon à dix et qu’il fallait qu’on trouve à quelle heure qu’ils allaient se croiser ! C’était tellement coton que ç’aurait pas t’été si tard je serais descendu acheter l’indicateur Chaix pour m’en sortir !

Là, le Tondu ne peut pas résister il rit comme jamais je ne l’ai vu rire. Il se claque littéralement les cuisses. Le Mahousse finit par se dérider aussi.

— Je vous fais compliment, Bérurier, assure le Boss. Il est bon d’avoir de l’ambition et de la persévérance dans notre métier.

Sa Majesté prend ça pour une promesse et s’imagine déjà commissaire. Il s’épanouit comme une bouse de vache parvenue à bout de course.

— Et maintenant, fait le Vieux, poursuivons. Voici deux mois, un de mes correspondants aux Amériques m’a prévenu que quelque chose se tramait à propos de nos possessions antillaises.

« À maintes reprises des personnages assez troubles demeurant à Pointe-à-Pitre ont fait le voyage à Cuho et ont rencontré le chef de la police secrète cuhaltière. Ces entrevues ne présagent rien de bon. Elles ont lieu dans les salons d’un grand hôtel de Le Corona, la capitale de Cuho. Notre correspondant là-bas a essayé d’en savoir davantage, mais cela lui a été impossible. Pourtant il a loué une pièce juste en face de l’hôtel. Il surveillait ces visites, qui se produisent rituellement le premier vendredi de chaque fois, mais sans parvenir à capter quoi que ce fût. Alors j’ai eu une idée…

Il ouvre son portefeuille.

— Avez-vous entendu parler de Casimodus Tepabosco ?

— Non ?

Il me tend une photographie découpée dans un programme de music-hall. L’image est tirée en bleu pâle. Elle montre un homme maigre, au front très dégarni et au regard d’aigle. Il a le nez un peu crochu, presque pas de sourcils et sa lèvre supérieure est affligée d’une cicatrice de bec-de-lièvre. Là-dessus, le type est en habit et il a des décorations.

— Tepabosco est d’origine roumaine, déclare le vioque. Il possède quelques petits talents de société qui lui ont permis de faire carrière dans le music-hall. Il est en effet doté de facultés mnémoniques extraordinaires et, de plus, il peut lire sur les lèvres. Je l’ai connu pendant la dernière guerre. Nous appartenions au même réseau de résistance et il a fait du très bon travail.

Il se tait. Béru qui s’est approché coule un œil sur la photographie du gars et s’exclame :

— Je le connais ! Je l’ai vu le mois dernier à Bobino !

— En effet, approuve the Boss, il était programmé dans cet établissement et c’est ce qui m’a donné l’idée de faire appel à lui. Je l’ai contacté pour lui faire une proposition.

C’est ici que le valeureux San-A se manifeste, histoire de prouver à son supérieur qu’il n’a pas encore du céleri rémoulade à la place de la matière grise.

— Je crois comprendre pourquoi, patron.

— Vraiment ?

— Vous l’avez expédié à Cuho. Il peut lire sur les lèvres, dites-vous. Or, votre agent là-bas a loué une chambre en face du salon où se réunissent les suspects dont vous parlez. Vous vous êtes dit qu’avec des jumelles…

Le Béru en bave des ronds de chapeau.

— Ce Tonio, c’est pas la moitié d’un quart de Brie, fait-il valoir.

— Vous avez en effet deviné, dit le Boss.

— Alors ?

— Tepabosco a accepté ma proposition. Il est parti.

— Quand ?

— La semaine dernière.

— Et alors ?

— Alors la réunion a eu lieu il y a quatre jours, puisqu’il y a quatre jours c’était le premier vendredi du mois. Tepabosco a suivi avec des lunettes d’approche l’entretien ; seulement, en quittant sa chambre, il a eu un accident.

— On l’a descendu ?

— Pas du tout. Il s’agit d’un banal accident de la circulation. Il m’en a avisé lui-même, par câble, depuis l’hôpital où on l’a conduit. Il a été blessé à la tête. À la suite de ce traumatisme il aurait perdu la mémoire. C’est du moins ce qu’il prétend !

— Tiens, tiens !

— Naturellement j’ai eu la même réaction que vous : je trouve cela très suspect.

— N’est-ce pas ?

— De deux choses l’une, poursuit le Tondu : ou il a vraiment perdu la mémoire — après tout, la chose est possible — ou il ment ! S’il a perdu la mémoire, nous n’y pouvons rien. Mais s’il ment, je veux savoir pourquoi il ment et ce qu’il a appris.

— Et c’est pourquoi vous m’expédiez à Cuho ?

— Exactement.

Un silence lourd comme les réflexions d’un garde champêtre s’établit. Bérurier est, naturlich, le premier à le rompre.

— Pourquoi qu’il vous berlurerait ce tordu, chef ? Vous dites qu’il a été franco pendant la guerre ?

— Plus que franco, renchérit le Dabuche, il a été extraordinaire de courage et d’audace. Seulement, en vingt ans, un homme change.

« Et puis il se peut aussi qu’on l’ait démasqué et qu’il ait été obligé d’agir de la sorte. De toute manière je ne puis demeurer dans l’expectative.

— Quand dois-je partir, patron ?

— Ce soir même ; il y a un avion vers minuit à destination de Mexico. L’appareil fait escale à Le Corona. Vous le prendrez.

J’acquiesce. Mais, tout en opinant, je griffonne sur mon bloc :

« J’ai une idée. Chargez Béru de la mission. »

Mine de rien je pousse le bloc vers le patron. Il y jette un regard et n’a aucune réaction. C’est à se demander s’il a lu mon poulet, ce chef poulet.

— Ce n’est pas de gaieté de cœur que je me sépare de vous en ce moment, murmure-t-il. J’ai une enquête très impérieuse à vous confier par ailleurs, mais…

— Vous pourriez peut-être envoyer quelqu’un d’autre à Cuho ? je suggère.

Il hausse les épaules.

— Qui ? Voyons, il me faut quelqu’un d’énergique, de rusé. Quelqu’un qui soit capable d’initiative et à qui on ne la fait pas !

— Évidemment…

Un silence. Le Gros est en train de manger des cacahuètes.

— Il y aurait bien Bérurier, fais-je.

Sa Seigneurie relève la hure.

— Quoi t’est-ce ? demande-t-il.

— À propos de la mission à Cuho. Si lu pouvais y aller à ma place…

Il retrousse sa lèvre supérieure et plisse un œil.

— Impossible ; demain, j’ai une partie de pêche avec Pinaud.

Il mesure la fragilité de l’argument et reste coi. Le Vieux le considère d’un air peu amène.

— Au fait, oui. Bérurier va y aller.