San-Antonio
Bosphore et fais reluire

A Christian DOMBRET,

Pour lui dire ma reconnaissance et mon amitié,

SAN-ANTONIO

Quand on dit d'un homme qu'il est expert en la matière, cela ne veut pas fatalement dire qu'il est expert en merde.

Patrice DARD

Il portait un costume gris anthracite, un plastron noir, un col romain, et une croix d’argent épinglée à son revers confirmait ses fonctions ecclésiastiques. Ses cheveux blancs et son embonpoint achevaient de le rendre plus que respectable : intimidant.

Un jeune homme grand et pâle l’accompagnait, qui coltinait son sac de cuir à soufflets, car le vieux religieux se déplaçait en s’aidant d’une canne à pommeau d’argent. Le jeune secrétaire était vêtu d’un pantalon sombre et d’un blazer noir dépourvu de tout écusson ou bouton fantaisie. Ses lunettes cerclées d’acier renforçaient son aspect « rat de bibliothèque mal portant ».

Ils descendirent le large escalier roulant, l’un — derrière l’autre. Campé au sommet de l’escalator, le religieux dégageait une espèce de souveraineté impressionnante. Il promenait sur la foule des voyageurs un regard intense, s’appliquant à ne pas perdre de vue un élégant quadragénaire en pardessus de vigogne dont, quelques minutes plus tôt, la délicate eau de toilette avait, au passage, charmé ses narines. Malgré son état qui invitait au renoncement, il était sensible aux parfums de qualité et il lui arrivait de s’attarder sur les pas d’une jolie femme pour savourer les fragrances qu’elle répandait.

Au bas de l’escalier, s’offrait un tapis roulant permettant de parcourir sans se fatiguer l’interminable couloir conduisant aux satellites d’embarquement. Les deux hommes l’empruntèrent, mais marchèrent un peu pour activer leur déplacement, ce qui leur permit de recoller à l’homme qui les intéressait.

Lorsqu’ils furent sur ses talons, le jeune secrétaire doubla le religieux, puis le quadragénaire au somptueux pardessus. Au passage, il lui administra, comme par mégarde, un coup de sac dans la pliure du genou. Le voyageur tourna la tête et son expression mécontente intimida le garçon.

— Pardonnez-moi, fit celui-ci, très vite.

Il pressa le pas et sa rapidité conjuguée à celle du tapis le happa littéralement pour l’emporter loin de l’homme.

Ce dernier tenait sa jambe endolorie légèrement relevée. Il se massait non pas le jarret, mais le talon, au-dessus de son mocassin italien. En même temps que le choc causé par le sac ventru, il avait ressenti une piqûre dans cette région du pied.

L’ecclésiastique le doubla à son tour sans le regarder. L’homme se frotta encore un peu, puis laissa retomber sa jambe. Un petit garçon turbulent s’amusait à prendre le tapis à contre-courant malgré les admonestations de sa mère. Comme il parvenait à la hauteur de l’homme au pardessus de vigogne, il dut stopper car ce dernier venait de s’écrouler sur les lamelles d’acier du tapis. L’appareil emporta son corps vers son estuaire. La tête calamistrée du mort frottait contre la paroi, ce qui la faisait osciller de façon déplaisante.

Le religieux et son secrétaire arrivaient à l’extrémité du chemin mécanique. Ils obliquèrent vers le couloir de gauche pour gagner la porte 44 qui permettait d’accéder à la salle d’embarquement de l’avion pour Istanbul.

VIANDE FROIDE

Le docteur Chaudelance se redressa et nous tendit sa main gantée de caoutchouc vert. L’extrémité des doigts était maculée de sang. Il réalisa la chose et corrigea son geste en arrachant le gant d’un claquement sec qui fit songer à une détonation. Nous pressâmes sans enthousiasme excessif sa dextre dénudée qui venait de barboter, louche canard sanieux, dans des entrailles froides.

— Mes respects, monsieur le directeur, fit-il au Vieux.

Achille au nez léger tenait sa fine pochette de soie plaquée sur ses voies respiratoires. Il considérait le mort avec écœurement et rancune.

— Superbe cadavre ! exulta Chaudelance. Voilà un homme qui cultivait sa forme. Vous avez vu ces muscles ? Une statue d’Apollon ! Pas un pouce de graisse. Son foie est impeccable : on en mangerait ! Le cœur était fait pour fonctionner un demi-siècle encore. Et les poumons, dites ! Ça c’est du poumon ! Ce bonhomme n’a jamais fumé ; pas le plus léger brouillard.

— Bref, conclus-je, c’est un mort pétant de santé que vous tailladez, docteur !

— Exactement ! approuva le légiste.

Il était tout rond, tout chauve, tout content de vivre en explorant de la barbaque d’homme. Il raffolait des liqueurs ; tu pouvais pas lui être plus agréable qu’en lui offrant une grande bouteille de Cointreau[1].

Le Dabe retira un court instant sa pochette pour demander :

— Les causes du décès, docteur ?

— Injection massive de cyanure.

— Où ça ?

— A deux centimètres du talon d’Achille, répondit Chaudelance en souriant. Vous vous rappelez « le coup du parapluie » à Londres ? Et ensuite ce film de Gérard Oury qui s’en inspirait ? Eh bien, ça !

Il revint à son patient :

— Belle gueule, n’est-ce pas ?

— Il pouvait ! grommela le Vieux : un cousin de la famille royale d’Angleterre, merci du peu !

Pour cette baderne bourgeoise, tout individu qui charriait du bang bleu dans ses veines était automatiquement beau comme un dieu grec, eût-il le nez camard, les pieds bots, une cyphose plus marquée que celle de Quasimodo et des bubons plein la frite.

J’interviens, très flic :

— Quelque chose à signaler, docteur ? Une particularité physique, voire une anomalie ?

— Je la gardais pour la bonne bouche, fait Chaudelance, car elle est de taille !

Je frétille des roustons.

Le Vénérable a remis son tampon de soie sous son rabouif. Il attend, glacé.

Le légiste se penche. Sous la table de dissection, il y a une tablette de verre supportant ses instruments. Il se saisit d’une petite cuvette émaillée. Dans celle-ci se trouve une espèce de capsule de la dimension d’un cocon de ver à soie. L’objet est plus ou moins souillé de matière brunâtre.

— J’ai trouvé cette chose dans l’intestin du cousin, déclare-t-il, toujours rigolard. Je crois qu’il s’agit d’un étui en fibre de verre.

Il présente la cuvette à Chilou.

— Prenez, monsieur le directeur.

Tu verrais sa frime, au Dabuche ! Sûr qu’il va gerber !

Il se recule, apeuré, comme si cent un dalmachiens lui montraient leurs crocs.

— Occupez-vous de « ça », San-Antonio !

San-Antonio se saisit de la cuvette et examine désespérément la pièce de dissection carrelée. J’aperçois ce qu’il me faut : un évier. Je vais ouvrir le robinoche d’eau chaude et présente la cuvette sous le jet impétueux. Au bout d’un moment, je collecte plusieurs feuilles de papelard à vaisselle à un rouleau opportun et nettoie la capsule. N’ensuite je glisse la trouvaille du doc dans le compartiment monnaie de mon larfouillet.

Le Dirlo se trouve maintenant à bonne distance du cadavre.

— Vous pouvez « me » le recoudre proprement ? fait-il à Chaudelance.

— Je ne lui ai pas encore scié le crâne, objecte le légiste.

— Gardez-vous-en bien, malheureux ! J’ai reçu des instructions, en haut lieu : on va le rapatrier en Angleterre après l’avoir rendu le plus pimpant possible. Pas de vagues ! Aux Affaires étrangères, on exige un maximum de discrétion. Officiellement, Lord Kouettmoll est décédé d’une rupture d’anévrisme, tout comme notre fabuleux De Gaulle. Je vais prévenir l’ambassade de Grande-Bretagne de ce regrettable incident. Si j’avais appris plus tôt l’identité de la victime, j’aurais interdit qu’on pratique l’autopsie. Grâce au ciel, vous n’avez pas commencé par la tête !

« Notre politique : bouche cousue. Si les Anglais s’aperçoivent qu’on a commencé de le charcuter, nous dirons la vérité et le fait que le crâne soit demeuré intact leur prouvera notre bonne foi. Ils sont tellement charognards, depuis que ce tunnel est percé ! Des insulaires comme eux, vous imaginez le trau-ma-tisme ! Comme si on éventrait le terrier d’un putois ! Mitterrand a réussi, là où Hitler a échoué : l’invasion de la Grande-Bretagne. »

Il secoue la tête.

— Bien fait pour leurs pieds douteux ! Excepté Shakespeare et la Rolls Royce, vous pouvez me dire ce qu’ils ont proposé au monde, ces bons apôtres ? Là-dessus, je file : un rendez-vous urgent. Je vous dépose à une station de taxis, commissaire ?


On congé prend du Chaudelance docteur.

Ainsi que du mort Lord.

La pluie cinglante me pousse à boutonner mon imper au-dessus du niveau de la mer.

Le Dabe fait un signe et son vieux valet britiche s’avance au volant de la vieille Rolls Phantom. Il est davantage fantôme qu’elle, le serviteur.

Tu le planterais nu dans une chambre d’hôtel, en guise de serviteur muet, les clilles s’apercevraient pas qu’il est vivant et y suspendraient leur veston.

L’intérieur du véhicule sent bon les parfums accumulés. Les éventés s’attardent malgré tout en ce lieu privilégié, les autres, les récents, ne les bousculent pas. Ça compose une palette olfactive délicate qui va du rose pâle des odeurs anciennes au rouge ardent des nouvelles.

— Vous allez du côté de la Grande Maison, monsieur le directeur ?

— Pas du tout, j’ai rendez-vous à Courcelles dans un…

Il se tait. La langue trop longue, Achille, toujours. Ensuqué par ses conquêtes. La femme tient toujours une place primordiale dans son existence. Ça lui tend les bretelles, ses louches convoitises sempiternelles.

Tel, il va probablement se faire triturer la prostate, le Vioque ! Et groumer de la craquette surchoix. Eternuer en de blondes toisons qui lui picoteront le tarbouif.

— Que faisons-nous à propos de ce mort, patron ?

— Strictement rien, mon petit. Il va filer à l’anglaise dans sa presqu’île et nous l’oublierons.

— Il s’agit d’un meurtre, fais-je doucement.

— Pensez-vous ! Rupture d’anévrisme. Vous avez entendu ce qu’a dit le médecin ?

Il jubile, prend un délicat vaporisateur d’argent ciselé dans l’accoudoir à couvercle, s’asperge une légère giclée sur les pourtours.

Je soupire :

— Supposez que le Foreign Office déclenche un patacaisse en s’apercevant qu’il s’agit d’un assassinat, ce qui n’est pas difficile à démontrer ? Il trouvera normal que nous comptions pour du beurre le meurtre d’un cousin de Sa Majesté ? Nous passerons une fois de plus pour des mangeurs de grenouilles très légers, monsieur le directeur. Tandis que si nous procédions à une enquête discrète, mais fouillée, et que nous soyons en mesure de lui fournir, le cas échéant, la clé de l’énigme, vous seriez auréolé d’un prestige mérité.

Chilou gamberge un instant.

— C’est ce que j’étais en train de me dire, Antoine. Voyez-vous, votre idée de tout laisser tomber est négative : vous devriez prendre au contraire cette sale histoire en main et essayer d’en connaître la genèse. Mais vous marchez sur le velours, hein ?


Mathias, avec le poignet droit dans le plâtre, l’œil gauche violet et la lèvre inférieure fendue, fait triste mine dans son laboratoire.

— Un accident ? monsieur le directeur du service de Police technique ? m’enquiers-je, car je suis un enquierjeur chevronné.

Il hoche la tête, ce qui le fait grimacer.

— J’ai eu des mots avec mon épouse, révèle-t-il.

— Tu veux dire « des maux », m a u x ?

— Les premiers ont engendré les seconds.

— Ta donzelle n’y est pas allée de main morte !

— Ce n’est pas elle, soupire-t-il, mais notre voisin de palier, un commandant d’aviation.

— Il était impliqué dans votre querelle d’amou-reux ?

— Plus ou moins…

— T’as du chagrin, Rouillé ?

Il hoche de nouveau la tête puis, brusquement, contrairement à sa nature, explose :

— Vous savez ce qui me fait chier, commissaire ? Vous savez ce qui me casse les couilles ? Vous savez ce qui me fout la gratte ? Vous savez ?…

Sa prunelle étincelle (la droite, car la gauche est enfouie dans des tuméfiances). Il tremble, même du poignet fracturé.

— Calmos, Rouquin ! Calmos, tu vas débonder de l’adrénaline à t’en faire craquer les circuits. Raconte doucement, exhorté-je.

Mais il ne peut.

— Dans cette maison, il fait, vous tutoyez tout le monde, à l’exception de M. le directeur, et tout le monde vous tutoie : Bérurier, Pinaud et même ce grand nègre prétentieux de Jérémie Blanc. Il n’y a que moi qui n’ai pas droit à ce privilège. Vous, vous me tutoyez, vous m’appelez Rouillé, Rouquin, Rouquemoute, l’Incendié, le Flamboyant, le Buisson ardent, que sais-je encore, mais j’ai eu beau prendre du galon, me hisser à la première marche de ma spécialité, je dois continuer de vous dire « com-missaire » !

« J’en ai plein le cul de ce racisme dégradant ! C’est parce que je suis roux que vous me traitez plus bas que terre ? Et pourtant, des années et des années durant, je vous ai assisté : le jour, la nuit, en vacances ! Malgré tout, je demeure le paria ! Même quand vous me donnez mon titre officiel, on sent que c’est par dérision, vous trouvez le moyen de m’humilier ! »

Il pleure carrément. A sanglots : les grandes eaux !

Alors, touché jusqu’à la moelle, je le biche aux épaules afin de lui dorloter la peine.

— Te casse pas la laitance, Rou… Mathias. Dis-moi pourquoi tu t’es chicorné avec ton voisin l’aviateur ?

— A cause de vous !

— Tutoie-moi !

Il irradie (rose).

— Non, vous êtes sincère ?

— Tutoie-moi, te dis-je !

— Vraiment ?

— Je t’en prie, rien ne peut me faire plus plaisir.

Il saisit ma dextre de sa paluche valide, la porte à sa lèvre fendue.

— Cette pierre est à marquer d’un jour blanc, s’ébrouffaille le cher garçon ! Moi, vous tutoyer ! Enfin ! Oh ! commissaire, commissaire…

— Et appelle-moi Antoine !

— Le même jour ! Je rêve !

— Puisque je te le dis !

Ses pleurs redoublent, criblant le buvard vert de son sous-main de taches sombres.

— Commissaire Antoine ! Si vous saviez-tu ! Des années de basse jalousie ! Quand j’écoutais ces sinistres cons vous parler si familièrement ! Le gros porc immonde ! La ganache rance ! Le nègre qui se prend pour un médaillé or olympique ! J’enrageais. J’aurais voulu leur faire des injections de colle forte en fusion. Tenez, à ce propos : en voilà une arme redoutable, Antoine ! Ça y est, c’est parti : Antoine !

Il me rebaise la main.

— La colle ! J’en ai mis au point une terrifiante qui bat toutes les autres. Vous soudez les fesses d’un homme avec ça. Il faut l’opérer pour lui restituer l’usage de son anus. La verge plaquée au ventre, pareil ! Vous connaissez la publicité du type qu’on colle au plafond ? Avec la mienne, on le ferait tenir par un doigt, une couille, le bout du nez. Mais que disais-je ? Ma jalousie foncière ! Ah ! oui. Et aujourd’hui, m’en voilà guéri !