Bravo, docteur Béru !

A mes féaux du Club San-Antonio

de Dreux,

amicalement

San-A.

« C'est moins grave que si c'était pire »

Docteur A.-B. BÉRURIER.

CHAPITRE PREMIER
L'ÉTRANGE AVENTURE DU TRÈS HONORABLE PINAUD. LA NOUVELLE VOCATION DU TRÈS DÉVOUÉ BÉRURIER

— Ça beau être du bidon, ça fait tout de même quelque chose, déclare Béru, rouge d'émotion, en amorçant un pas en arrière.

Il hoche sa noble tête de boxer aviné et ajoute :

— Ma pauvre mère voyait ça, elle en pleurerait d'émotion.

Il faut dire que « la chose » est impressionnante, en effet. Sur la porte de cette maison délicieusement provinciale, une large plaque de cuivre, minutieusement fourbie, brille dans le soleil de septembre. En caractères gras (comment en serait-il autrement, vu là personne à laquelle elle s'applique) la plaque annonce :

Docteur Alexandre-Benoit BÉRURIER
Médecine Générale
Ex-Interne des Hôpitaux de Paris
Consultations tous les jours sauf dimanche
de 14 h à 17 h.

Sa Majesté sort un chiffon harassé de sa poche pour balayer les quelques pleurs qui lui débordent :

— Remets-toi, Pépère, conseillé-je en lui endolorant les endosses d'une claque réaliste ; si la fonction crée l'organe, une plaque de cuivre ne créée pas la fonction !

— Tout de même, bafouille mon valeureux camarade, tout de même, de lire un truc pareil, ça dope ! Remarque, que si j'eusse été doué pour les études, je me serais volontiers fait toubib !

— Ça tombe bien, gouaillé-je, mais dis-moi, Hippocrate, qu'as-tu fait de Pinaud ? Il était convenu que tu l'amènerais avec toi ?

Le Gros consent enfin à détacher son globuleux regard de la plaque fascinante.

— Parle-moi z'en pas, c'est toute une histoire…

Soucieux de l'écouter dans des conditions favorables, j'entraine le Mastar dans la maison. C'est une construction ancienne qui disparait sous le lierre. Elle comporte deux étages. Le rez-de-chaussée est consacré à l'usage professionnel, avec son cabinet d'auscultation, sa salle de radiographie et son vaste salon d'attente. Le premier constitue les appartements privés du nouveau médecin de Caducet-sur-Parbrise (Cher et Tendre).

Nous nous abattons dans les fauteuils surmenés du salon, de part et d'autre d'une table de verre fumé où des numéros de Match datant de 1952 et des fascicules du Mercure de France, datant de 1852, sont en train de parler chiffons (de papier).

— Alors, raconte !

— Tu peux pas savoir toutes les périphéries que ça a tété, commence le docteur Béru en s'éventant la façade au moyen de son pauvre bitos.

« Figure-toi poursuit l'Inexorable, qu'à trente bornes de Paname j'éclate de l'arrière. Bon, on change la roue, la Vieillasse et moi, et on repart. Dix kilomètres plus loin, c'est de l'avant qu'on pète. Ma tire fait une embardée, grimpe le talus et se paie un pommier. Vlan ! mon radiateur est en miettes. On essaie de colmater les trous avec du swing-d'homme, mais un panier à salade, ça ne se mastique pas. Alors on se prend par la main et on abandonne Célestine. (c'est le nom de sa vieille Citroën) pour faire du stop. On est pris en charge par un brave bétailler, lequel nous fait grimper avec ses gorets, vu qu'il avait déjà deux curés dans sa cabine. On a eu toutes les peines du monde à repousser les méchants assauts des cochons qui voulaient absolument nous bouffer le vestiaire. Dans les chauds fourrés, Pinuche y a laissé son cache-nez de laine. Passons. Le camionneur nous largue, devant la gare de Pithiviers. Très bien. Justement, on avait un train cinq minutes plus tard pour Caducet-sur-Parbrise. On dit bravo. On se prend des premières, siouplait, et on se vautre sur nos banquettes comme des pachas à la chambre des lords, lorsque voilà-t-il pas que le père Pinuche se met à trémousser du fion. « Qu'est-ce qui t'arrive ? » je lui demande… Il se farfouille dans le grimpant et m'annonce qu'il a dû s'asseoir sur une fourmilière. Ces demoiselles sont en train de faire les polissonnes sur ses valseuses, et il n'y tient plus, la vieille fripe. « Vas aux cagoinces je lui préconise, tu te déculottes, mec, tu retrousses ton futale à l'envers et tu le passes par la portière des gogues, comme ça le courant d'air te plumeautera les frivoles. »

« Il me répond merci, comme quoi je suis de bon conseil, et le voilà parti. Là-dessus, tu me connais, je me pique un roupillon… Je sais pas combien de temps dure ma ronflette, dans tous les cas, c'est le casse-noisette'man qui me réveille. « Billet ! » qu'il s'égosille. Je me frotte les vasistas, je me fouille. Et je me rappelle que c'est Pinaud qu'a les biftons. Pour le coup je constate que mon pote n'est pas revenu des chiottes. J'explique mon inquiétude au mironton et on va tambouriner à la porte des Walter.

« Occupé ! bêle la pauvre voix de la Vieillasse.

« C'est moi, je le rassure, qu'est-ce qui t'arrive, Pinuche, elles ont établi une tête de pont entre tes noix, les fourmis, ou prendraient-elles ton recteur pour un abri anti-anatomique !

« Non, mais c'est mon pantalon, pleurniche le chéri.

« Quoi, ton pantalon ?…

« Pendant que je le tenais à la fenêtre, un train est passé dans l'autre sens et me l'a arraché des mains, idem que mes caleçons. Je suis cul nu, Gros. Je peux plus sortir. Et v'là une heure que je me morfonds. »

Bérurier tique devant mon fou rire.

— J' vois pas ce qu'y a de drôle dans tout ça, reproche-t-il. Si tu eusses été à la place de Pinaud…

D'un geste, j'abrège sa leçon de morale consacrée à l'altruisme et il repart.

— Moi, dans les cas graves, je me flatte d'être à la hauteur !

« Glisse les billets sous la porte. On arrive dans vingt minutes. Immediately j'irai trouver le chef de la gare pour qu'il me prête une blouse et un bleu de mécano. En attendant, reste assis sur la lunette.

« C'était pas la peine de se payer des premières, il gémit.

« Quand on est aussi glandu que toi, en effet, je lui rétorque. » Bonne âme, je reste devant les tinettes, pour lui faire la converse. Entre parenthèse, j'ai maille à partir avec un adjudant de la coloniale en pleine dysenterie qui braille que les autres gogues sont entre les mains d'un horrible constipé et qu'il n'a pas pris un billet de première pour aller se ramoner la boyasse dans les vouatères des deuxièmes. J'y réponds que s'il veut, il peut aller se mettre à jour dans mon compartiment. Le juteux veut ergoter, mais son intestin est plus fort que sa rogne. Après un début de calamité dans son falzar, il s'évacue vers les secondes. Là-dessus, on arrive à Caducet-sur-Parbrise.

« Fidèle à ma promesse, je bombe comme un dératé chez le chef de gare. Un vilain grincheux, soit maudit en passant. Le cornard me bloque mes explications dans le clapoir.

« Un instant, je vous prie, il m'interrompt, j'ai quelque chose de très urgent à faire. » Là-dessus, il sort sur le quai. Tu sais ce que s'était son urgence ? Siffler pour faire déhoter le train. Quand je pige, il est déjà trop tard : le wagon de mon Pinaud défile juste devant moi, avec la Vieillasse à sa fenêtre de gogues qui gesticule comme un guignol, en me criant des trucs que j'entends pas.

Le Dodu dénoue sa cravate.

— On pourrait pas téléphoner à la gare de Vierzon pour que là-bas, ils attendent Pinaud avec un pantalon ?

— Non, oh surtout non ! pouffé-je. C'est trop passionnant. Je veux savoir comment, en pareil cas, un vieux pingouin comme Pinaud peut se tirer seul du merdier.

— Merdier, c'est bien le mot, murmure Béru, pourtant laisse-moi te dire que t'as pas plus de cœur qu'un crocodile empaillé, mec !

Je sourcille, haïssant les critiques, surtout lorsqu'elles sont fondées.

— Écoute, Gros, la race des connards est en perpétuel accroissement, vu la rapidité, avec laquelle la population du globe augmente. Il est donc intéressant d'étudier son comportement dans toutes les situations. Je juge le problème posé d'une rare qualité : un vieux jeton est enfermé, le dargif nu, dans les toilettes d'un train express roulant à quatre-vingt-quinze de moyenne en direction de Vierzon. Où, quand et comment ce vieux jeton ci-dessus indiqué trouvera-t-il la possibilité de réaffronter ses contemporains ? Devant un cas pareil, l'intérêt l'emporte sur la compassion. Cela étant dit, nous ne sommes point réunis céans pour épiloguer à propos des tristes fesses de la Vieillasse.

La fin de ma diatribe a rétabli cette belle autorité sans laquelle aucun civil ne consentirait à se faire militaire, ni aucun militaire à se faire tuer.

— Primo, visite des locaux ! tranché-je en me levant. Voulez-vous me suivre, docteur ?

Sa Majesté oublie illico son ami le sans-culotte pour me filer le train. Il adopte une démarche docte et compassée : celle de certains grands patrons inspectant leur service, le matin.

Médecin !

Pour le Gravos, ce rôle nouveau est une apothéose !

— Ici, fais-je avant de quitter la pièce, tu l'auras deviné : le salon d'attente… En face, ton cabinet de consultation.

Je pousse une porte peinte en blanc crémeux. Le cabinet comprend un grand bureau ministre, une table d'auscultation, une vitrine encombrée de bocaux et d'instruments chirurgicaux, une bibliothèque Empire, deux chaises et une table d'émail où s'empilent des cuvettes en forme de rognon (ou de haricot, le rognon ayant la forme d'un haricot).

— Vu ? demandé-je.

— Vu, apprécie-t-il.

— J'espère que' tu seras à la hauteur de tes fonctions ?

— Tu charries ou quoi ! s'offusque le Copieux… Ce serait malheureux que je vinsse de suivre huit jours de cours médical pour ne pas être paré, mon pote !

— Ce serait malheureux qu'une truffe de ton acabit puisse apprendre en huit jours ce que des gens un tantinet plus intelligents apprennent en huit ans, riposté-je.

Il me chope le bras.

— San-A., murmure-t-il, qu'est-ce qui te prend ? Je te trouve drôlement teigneux, aujourd'hui. T'as la nervouze qui débloque ou quoi ?

Je le calme d'un sourire.

— On joue une partie délicate, Gros. Je ne sais pas si tu réalises la quantité de bla-bla qu'il m'a fallu déverser dans les étiquettes du Vieux pour obtenir carte blanche. Ce que nous faisons là est très grave.

Je ne sais pas si vous l'avez déjà remarqué, mais le mot « grave » est un mot qui rend grave.

— Grave ? s'étonne donc gravement Béru.

— Dame, rends-toi compte : Dès l'instant où nous avons vissé cette plaque sur la porte, nous sommes entrés à pieds joints dans l'usurpation de fonctions et l'abus de confiance, mon gros loup.

« Nous sommes à la merci de la population de ce pays. Qu'un grincheux, mécontent de tes services, se livre à une enquête à ton propos et on découvre que tu n'es pas plus docteur que je ne suis archevêque. C'est la grosse tuile ! Le Vieux nous désavoue vigoureusement et on se retrouve démissionnaires à part entière. J'espère que tu as bien conscience de tout ça ? »

— J'ai conscience, mais j'ai confiance, San-A., affirme le Recueilli. je possède à bloc l'A.B.C. du métier. Je sais prendre la pension de quelqu'un, compter ses répulsions, contrôler ses réflexions avec le maillet de caoutchouc, lui palper la brioche pour m'assurer que son foie monte pas en mayonnaise, lui mater le buffet à la radio et reconnaître s'il a les soufflets percés, et t'essaieras, et t'essaieras… Je t'assure que dorénavant, ma Berthe ne reverra jamais plus un vrai toubib, sauf si elle aurait de la perturbation dans les bas morcifs, vu que je suis trop galant pour lui mater la cage d'ascenseur à la lorgnette chromée.

— Enfin nous verrons bien, coupé-je. Maintenant, regarde…

Je lui désigne la suspension.

— Il y a un micro planqué dans la calbombe. Il est relié à l'hôtel voisin. Pendant tes heures de consultation, un interne en vacances se tiendra en permanence à l'écoute ; quand le malade aura exposé son cas, il te téléphonera immédiatement pour t'indiquer l'ordonnance à faire.

Je lui montre sur le bureau un énorme livre rouge de format carré : le Codex.

— Cet ouvrage comporte la liste de tous les médicaments existants. Nous les avons numérotés. L'interne te dira par exemple : « Prescrivez trois comprimés du 26, avant les repas, dix gouttes du 187 au moment d'aller au lit, une application du 965 deux fois par jour… Et toi, bonne pomme, t'auras qu'à feuilleter ton petit bottin médicamental et écrire sur l'ordonnance le nom des produits et la quantité à administrer. C'est pas sorcier. Enveloppe le tout de bonnes paroles et ça ira… Il suffit de ne pas faire d'erreurs.

— Je m'y vois déjà, certifie le Monumental.

— Parfait. Ce que je te recommande surtout, c'est de ne jamais relâcher un seul instant ta vigilance, camarade ; n'oublie pas ce qui est advenu à tes prédécesseurs…

— Tu parles que je serai toujours sur le pied de grue ! J'ai pas envie de me laisser repasser. De quoi t'est-ce qu'ils sont clamsés, mes pauvres collègues, déjà ?

— Le premier a été trouvé mort d'une olive dans la tignasse. On a d'abord conclu au suicide, mais avec des arrière-pensées.

— C'est ça, coupe mon ami. Je sais aussi que le troisième a été étranglé ; c'est la mort du second que je me rappelle plus très bien.

— Le deuxième docteur a été découvert le crâne éclaté au pied de son escalier. Une de ses savates était restée coincée dans une barre de cuivre du tapis, à mi-étage, et là encore on pouvait penser à de la malchance. Seulement, quand son successeur, le jour de son entrée en fonction, a été trouvé accroché à l'espagnolette de cette fenêtre, on s'est dit que trois médecins morts de mort violente dans la même maison, en moins de quinze jours, ça faisait un peu beaucoup.

— Et comment ! Y a sûrement dans le village un dégourdi qui déteste le corps médicinal.

Il ricane :

— Ne te bile pas, San-Antonio, il m'est arrivé de faire le quatrième à la belote, mais jamais encore pour ce genre de Père-Lachaise parti.

Je pousse une petite porte laquée, au fond du cabinet.

— Ici, la salle de radiographie. Tu sais te servir de cet appareil ?

— Tu veux une petite démonstration, Bébé-Rose ! Déloque-toi de la partie nord, je t'offre une scopie à l'œil.

Soucieux de tester le nouveau praticien de Caducet-sur-Parbrise, je pose mes fringues et vais me glisser derrière l'écran de verre.

— A vous de jouer, doc !

Béru rejette son bada en arrière et se penche sur les boutons de commande de l'appareil. L'obscurité se fait, l'écran s'éclaire. A sa lumière laiteuse, je vois vivre la bonne trogne du Gros dans la pénombre. Il a les sourcils froncés et fait avec le nez un bruit de locomotive haut-le-pied. Il déplace l'écran, lentement, d'un geste professionnel. Un large sourire éclaire sa bouille boursouflée.

— Oh ! madame, cette cage trop raciste ! admire l'Éminent. Oh ! pardon, c'est pas de la nasse à homard ! Et ces éponges, baronne ! On en mangerait ! Pas la moindre taverne ! C'est clair comme de l'auroch. Y a pas de poitringue dans vot' famille depuis Henri IV, mon ami. Et ce battant : ni trop petit ni trop gros, juste à la pointure ! Vot' rime cardiaque est excellente. J'ai jamais vu un guignol aussi pépère. Mes compliments à maâme votre mère : elle vous a drôlement payé du surchoix !