San-Antonio
Zéro pour la question

Pour Françoise et Yves de Comberousse

en toute affection

leur
San-Antonio

PREMIER AVERTISSEMENT

Je sais des grincheux, des ratiocineurs, des documentés, des cartésiens, des techniciens, des informés, des réalistes, des soucieux de l'exactitude, des constipés, des vilains, des nieurs de rêve, des broyeurs d'utopie, des dénigreurs de chefs-d'œuvre qui déclareront que, dans les sous-marins, ça « ne se passe pas comme dans ce livre ».

C'est pourquoi je prends les devants pour déclarer à ces malotrus, à ces casseurs de cabane, à ces rompeurs d'ambiance, à ces compisseurs d'évasion, qu'ils musèlent leurs groins, qu'ils modèrent leurs expressions, qu'ils se filent leurs arguments dans le baigneur, qu'ils économisent leur stylo vengeur et qu'ils aillent vomir ailleurs si j'y suis pas ; car dans mon livre, ça se passe comme ça.

Et pas autrement !

S.A.

PREMIÈRE PARTIE
VAIN MILIEU SAOULE LES MÈRES

CHAPITRE PREMIER

Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais il est rare que les grands de ce monde soient souffrants. Malades, ça oui, quelquefois, histoire de se rendre intéressants ; mais souffrants, jamais. L'angine, la grippette de printemps, le mignon refroidissement, l'indisposition passagère, c'est pas pour leurs pommes. Leur thermomètre est toujours au beau fixe. Eux, quand ils se mettent à températurer, c'est pour le bon motif catalogué chou-fleur, infarctus ou hémorragie cérébrale. Voilà le genre de remarque que je me fais en franchissant le porche de l'appartement du Vieux, avec le joyeux Béru sur mes talons comme du fumier sur des galoches.

— Tu me croiras si tu voudras, murmure le Mastar en marchant sur la pointe des nougats pour modestiser ses empreintes dans le hall marbreux couvert d'une moquette non fauchée, mais ça m'intimide de venir chez Pépère. Il crèche dans un bath gourbi, hein ?

— Tu parles ! laconisé-je en m'approchant d'une loge de concierge un tout petit peu plus vaste et plus luxueuse que les appartements de M. Boussac.

Je sonne, et une dame sévère, munie d'un goitre et d'un face-à-main, vient, d'un haussement de sourcils, me demander qui je suis et ce que je désire. Il s'agit de la pipelette. La qualité d'un immeuble, son véritable standing, s'expriment avant tout par sa concierge. Dans les beaux quartiers, comme dirait Aragon, le boucher à la rouge encolure[1], les cerbères ont toujours l'air de marquises (par contre, les marquises ont souvent l'air de concierges). La dame au face-à-main nous apprend que le Râpé du dôme crèche au troisième.

— A gauche ou à droite ? réclame Béru, toujours avide de vin rouge et de précisions.

Sa sotte question fait s'assombrir la prunelle vigilante de notre interlocutrice. Dans ce genre de masure, le plus modeste des locataires a l'étage pour lui tout seul.

Au troisième, c'est un valet de chambre gourmé, figé, momifié, à favoris gris, à gilet rayé, à pantalon noir qui nous délourde. Il a trop vu de films de Sacha Guitry et il s'est fait une idée erronée des gens de maison, ce biquet. Il a une attitude à ce point compassée qu'elle inspire la compassion.

— Nous sommes attendus, lui dis-je, en réponse à la question qu'il s'abstient de nous poser.

— Merde ! Mais c'est Grossel ! clame Béru en balançant un crochet du droit au plexus du larbin.

Le pingouin fait un couac et ouvre toute grande une bouche aux lèvres amincies par des années de servilité. Et le Gros d'enchaîner, à mon intention :

— T'as pas connu le brigadier Grossel ? Il était à la Mondaine autrefois. Un jour il a demandé sa retraite anticipée, comme quoi, soi-disant, il allait planter de la laitue dans son pavillon d'Arpajon. Mais alors, Grossel, tu marnes dans l'esclavage, à c't'heure ? T'étais devenu économiquement faible ou quoi ? T'avais à ce point la nostalgie de l'uniforme, mon pote !

L'autre reste de marbre, un chouïa hostile, comme un hibou auquel on braque un projecteur de D.C.A. dans le bec.

— J'ai été formé par le patron, dit-il fièrement, le menton pointé dans la direction de l'Arc de Triomphe, cette Mecque du Gaz de France, et jusqu'à mon dernier souffle je le servirai !

— Bravo, rigole Béru, escuse-moi de pas te chanter la Marseillaise, Popaul, j'ai oublié ma partition.

Là-dessus, le flic-larbin nous pilote par un méandre de couloir jusqu'à une vaste pièce où règne une chaleur d'étuve.

— Monsieur le commissaire San-Antonio et son adjoint, annonce-t-il.

Oh ! L’étrange spectacle !

Le dabe est là, dans un fauteuil bas, enveloppé dans une robe de chambre moletonnée, chaussé de mules vernies et coiffé d'un bonnet d'astrakan. Tarass Boulba en convalescence !

— N'avancez pas ! crie-t-il à Béru qui se dirigeait spontanément vers le Vioque, sa large main ouverte.

— Si c'est rapport à vos microbes, m'sieur le directeur, inquiétez-vous pas ! rassure l'Obligeant, j'en ai dégoûté d'autres, vous savez, et des coriaces !

— Il ne s'agit pas de cela, grommelle Pépère, mais vous alliez marcher sur le pont de la Tournelle.

Béru se tourne vers moi pour me brandir un regard chargé de doute et d'inquiétude.

— Eh ben dis donc, chuchote-t-il, ça lui a fait de l'effet, sa myxomatose !

Je désigne le parquet au Gros. Ça fout littéralement le vertige. Nous avons l'impression de survoler Paname à basse altitude. Paris s'étale à nos pieds, pimpant, avec ses avenues, ses monuments, ses parcs, sa Seine… Le Vieux est assis sur la place de la Concorde. A l'aide d'une longue pince il déplace des sujets dans les différentes artères de la capitale.

— Bonjour, messieurs, fait-il en se dressant. Vous me prenez en flagrant délit de violon d'Ingres !

Je contemple le Paris lilliputien posé sur le sol.

— Vous étudiez les problèmes de la circulation, monsieur le directeur ? m'enquiers-je.

— Non, je fais des maquettes de funérailles nationales, révèle le Tondu. Elles posent des problèmes de plus en plus grands. Il devient quasiment périlleux de bloquer pendant des heures la circulation parisienne. Aussi suis-je en train d'étudier un projet de dégorgement très intéressant.

Emporté par son sujet, il nous l'explique.

— Quels sont les deux pôles des obsèques nationales ? Notre-Dame et l'Arc de Triomphe, n'est-ce pas ? Jusque-là on utilise l'itinéraire : rue de Rivoli, place de la Concorde, Champs-Elysées. C'est de la démence. Moi, j'en envisage un autre qui se ferait par la Seine ! La concentration de la foule le long des quais serait moins gênante que sur les trottoirs bordant les voies que je viens de citer. Le cortège embarquerait depuis le parvis de Notre-Dame et descendrait la Seine jusqu'à la place de l'Alma. Une fois là il s'engagerait dans l'avenue Georges-V, mais presque immédiatement, il emprunterait le parking souterrain pour ressortir au carrefour Georges-V–Champs-Elysées. Ne resterait plus alors à bloquer que le tronçon des Champs-Elysées qui va jusqu'à l'Etoile.

— Génial, approuvé-je. Votre santé est meilleure, monsieur le directeur ?

— Je fais toujours beaucoup de température et mon médecin m'interdit formellement de sortir.

Il nous sourit. Ça le change complètement, sa tenue de malade. Il a les yeux cernés, du feu aux pommettes, et ses joues s'ombrent d'une barbe de vingt-quatre heures, grisâtre et mal plantée.

— Faut bien suivre les inscriptions de votre médecin, m'sieur le directeur, recommande le Dodu, vous avez vraiment une mine de papier haché ; et votre bonnet d'estragon vous fait paraître plus pâle. C'est la première fois que je vous vois avec une coiffure. On se rend compte que le chauvinisme vous va bien.

Le Vieux a un sourire de remerciement et nous guide jusqu'à son bureau, une grande pièce avec des meubles anglais, des cartes géographiques, des bouquins rébarbatifs et une odeur de camphre extrêmement désagréable.

Il nous désigne un canapé de cuir vert.

— Asseyez-vous. Vous prendrez bien quelque chose ?

Eh quoi ! Pour la première fois depuis que nous œuvrons sous ses ordres, le Vieux nous offrirait à boire !

— C'est pas de refus, s'empresse Béru.

— Que prendrez-vous, s'inquiète le râpé de la Galbasse : tilleul ou verveine ?

— Verveine, dis-je en réprimant une assez fantastique envie de rire.

Bouille du Gros pour qui l'eau chaude, sous toutes ses formes et dans ses différentes applications, constitue un cauchemar !

Le ci-devant brigadier Grossel nous apporte trois solides infusions. Derrière la fumée de sa tasse, Béru ressemble à un bouddha qui aurait des crampes dans ses bras gauches.

— Mes amis, attaque le Dabuche, je ne vous ai pas fait venir pour vous abreuver de tisane, mais bien pour vous confier l'enquête la plus stupéfiante de votre carrière.

Ayant dit, il souffle sur son breuvage afin de laisser à notre curiosité le temps de devenir adulte. Sa maladie ne lui a rien ôté de ses facultés taquinatives. Il aime aiguiser l'intérêt de ses subordonnés comme un rémouleur tatillon le fil d'un couteau sur ses meules.

— Ce serait à propos de quoi t'est-ce ? grogne Bérurier, lequel dédaigne sa tasse avec ostentation.

Mais on ne vide pas le sac du Vioque comme un sac de pommes de terre : en le tenant à la renverse. Avec cécoinsse, il faut drôlement secouer le flacon, je vous le dis !

— Il s'agit d'une chose effarante, murmure le dirlo en rajustant son bonnet de fourrure.

Le Mastar va pour insister, mais je lui fais clin d'œil de la boucler, le silence s'avérant le plus sûr des stimulants en l'occurrence.

Pépêre pose sa tasse sur la table pliante, style barn, croise ses mains blêmes sur les brandebourgs de sa robe de chambre et déclare :

— Messieurs, depuis plusieurs jours, notre base du pôle Sud a disparu !

Je sourcille, aveuglé par l'incompréhension.

— Qu'entendez-vous par-là, patron ? demandé-je en essayant d'avoir l'air le moins bête possible.

Notre vénéré vénérable se masse la pointe du pif avec l'ongle de son pouce.

— Je sais que c'est insensé, et pourtant les faits sont nets, messieurs : les hommes et le matériel de la Terre Adélie ont été littéralement rayés de la carte. Il y a trois jours, notre base a brusquement cessé d'émettre. Nos services ont cru que des perturbations atmosphériques avaient détérioré les appareils et ils ont envoyé des avions de reconnaissance. C'est alors que les pilotes ont apporté l'incroyable nouvelle : il n'existe plus la moindre trace de vie en Terre Adélie. De n'ont survolé qu'une étendue de glace vierge de tonte présence humaine et de toutes épaves. Nous avions édifié là-bas une station scientifique des plus modernes dont il ne reste rien. Vous m'avez entendu : RIEN !

Il se tait pour boire sa verveine.

— Ce n'est pas tout, ajoute-t-il entre deux gorgées, ce n'est pas tout. Des appareils se sont posés à l'emplacement de notre base. Ils n'ont plus reparu !

Il n'a pas menti, Pépère ; voilà bien, en effet, le plus grand mystère jamais proposé à ma proverbiale sagacité !

— Quelles sont les hypothèses qui prévalent, patron ? je demande.

Il hausse les épaules.

— C'est tellement énorme, tout ça, qu'on n'ose même pas en faire… Un raz de marée aurait été perçu. Il n'est pas envisageable non plus qu'une attaque atomique ait détruit cette base, car elle aussi aurait été enregistrée. Un phénomène géologique ? Mais Dieu du ciel, il ne s'opère pas en catimini. Les Anglais, les Américains, les Norvégiens, les Russes, ont eux aussi des bases au pôle Sud, ils se seraient bien aperçus de quelque chose !

Bérurier se paie une suggestion :

— Ça seraient pas des l'un d'eux qu'auraient sucré notre base, m'sieur le directeur ? Jalminces comme j'en connais, c'eût été rien détonnant.

Pépère hausse les épaules, maussade :

— Ah oui, ils auraient investi notre territoire, arraché tous les pylônes, effacé les hangars et les constructions pour rendre la banquise aussi lisse qu'une piste de curling ? Et, qui pis est, les mystérieux agresseurs auraient laissé sur place une permanence invisible afin de neutraliser les éventuelles équipes de reconnaissance ? Voyons, Bérurier, voyons, voyons !

— Ben, faut bien dévisager tous les hypoténuses, m'sieur le directeur, plaide le Bouffi, ulcéré par la sortie de notre Boss.

Le Dabuche plonge frileusement ses mains fiévreuses dans ses manches, comme un moine assurant sa position de méditation.

— Moi, messieurs, déclare-t-il, je m'abstiens de toutes interprétations. Tout ce que je vois, c'est qu'un événement effarant s'est produit. Le président l'estime, à juste raison, intolérable, et veut des éclaircissements dans le plus bref délai. Une commission d'enquête est constituée pour aller vérifier sur place l'origine du désastre. Cette commission est composée de militaires et de savants, mais le président a pensé que des policiers professionnels ne feraient pas mal dans le tableau, et je partage son avis. C'est pourquoi, messieurs, je vous charge de cette mission.

Là-dessus il vide sa tasse.

Bérurier profite du silence pour poser cette admirable question :

— Le pôle Sud, c'est où, au juste ?

Mais le dirlo paraît ne pas l'entendre.

— La commission d'enquête ralliera la Terre Adélie à bord d'un sous-marin, reprend le noble malade. Le bâtiment en question appareillera de Hobart dans deux jours.

— Hobart, Hobart, murmure l'Intéressant, c'est pas du côté de Dieppe, ça ?

Pour le coup, la Vieillasse se fend le pébroque :

— Non, mon cher Bérurier, rectifie-t-il, Hobart est la capitale de la Tasmanie.

— Faites excuse, se trouble le Monstrueux, je me disais aussi que ça devait nicher dans le Moyen-Orient.

La maladie lui donne décidément toutes les patiences, au maquettiste de funérailles.

— La Tasmanie ne se trouve pas au Moyen-Orient, mais au sud de l'Australie, déclare le Boss.

— Comme qui dirait en plein équateur, quoi ! se rattrape le Dodu.

— Comme qui dirait en plein hémisphère sud, complète notre estimé chef.

— C'est bien ce que je disais, termine Bérurier.

Cette fois, l'homme à la calotte « d'estragon » ne se donne plus la peine de géographier. C'est vers moi, homme cultivé et suprêmement intelligent que, délibérément, il se tourne.

— Vous vous envolerez dès ce soir pour la Tasmanie, San-Antonio, via Melbourne. Une fois à Hobart, vous contacterez notre agent là-bas, un certain Wolfgang Hourrou, lequel enquête de son côté. Il vous mettra au courant de ses recherches et vous présentera au commandant de L'Impitoyable.

Il sonne le ci-devant brigadier Grossel.

— Prenez l'enveloppe jaune qui se trouve dans mon coffre, lui dit-il, et remettez-la au commissaire San-Antonio. Elle contient vos titres de transport, des devises et une documentation détaillée sur la Terre Adélie, me révèle le Dabuche. Vous trouverez à Hobart l'équipement qui vous sera nécessaire pour débarquer au pôle. Hourrou s'en occupe.